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La danse spirale de la cyborg et de la déesse

Déesses fossiles, une histoire transféministe du clitoris (II)

Texte et Sculptures Ïan Larue

Photos expo156 & Transductionism // Vidéo Nortu98

2023 : Charline

Sept ans plus tard je rencontre l’artiste et curatrice Charline Kirch. Elle veut me poser des questions sur mon essai Libère-toi, cyborg !. J’écris les réponses et l’interview est publiée sur Expo 156 – là même où vous êtes à présent, chèrex lectorices.

Je suis non-binaire. Qu’est-ce que se dire non-binaire, pour parodier le titre de l’excellent bouquin de Natacha Chetcuti, Se dire lesbienne ?

– Natacha, que faut-il faire pour se dire lesbienne ?

– Il faut lire tout ça !

(Et elle brandit en riant l’énorme bibliographie de son génial opus).

Se dire non-binaire, est-ce affaire de lectures ciblées et de déconstruction intellectuelle ? C’est le travail de base de toute position marginale dans l’ordre des « genres et orientations sexuelles », pour reprendre une expression fréquemment employée. Le discours des personnes trans ou asexuelles (pour ne prendre que ces exemples-là)  est en général très ferré et très documenté.

Et comme en transidentité, en non-binarisme on ne se préoccupe pas forcément à fond d’accomplissements physiques signalétiques. C’est celui ou celle qui dit qui l’est, comme disait Duchamp à propos des artistes. Duchamp aurait pu écrire un essai intitulé Se dire artiste. Il aurait été vite lu car il suffit de se dire artiste pour l’être.

On peut trouver pénible la nécessité de sans cesse « se déclarer » telle ou tel alors qu’on n’en demande pas tant aux hétéras et hétéros. Elleux vont de soi, un peu comme le masculin en grammaire, ce qui en dit long sur le festival constant de violence symbolique qu’est notre société sexiste et raciste.

En mars, les déesses fossiles commencent à s’agiter dans leur carton sans acide. Elles ont décidé qu’il était temps de revenir, sans doute. Charline adore les fossiles, elle fait des expéditions avec son frère pour en trouver. J’ai moi-même jadis traîné femme et enfants à Villers-sur-mer afin de découvrir des piquants d’oursins et des huîtres jurassiques, même si ce temps depuis longtemps n’est plus.

Je dis à Charline que j’ai fabriqué de faux-fossiles, je les lui envoie par la poste et elle réalise à partir de ces petites pièces une série de photographies.

Déesses fossiles, série photographique de Charline Kirch

Pour les déesses fossiles, Charline abandonne le mode opératoire que normalement elle construit quand elle réalise une série. Au contraire, elle entre dans des procédés divers : noir et blanc, couleurs inversées, photos de détail avec bagues macro, de l’objet entier, d’un groupe d’objets, avec ou sans flash, et avec une table lumineuse elle joue, ou non, sur la translucidité de la cire qui compose certaines des pièces.

Les déesses fossiles par Charline Kirch, série de 24 photographies imprimées sur du papier semi-brillant au format 329 x 483 mm.

Les déesses de Charline ne sont ni des figures sacrées dans lesquelles s’incarnerait un pouvoir religieux, ni des représentations qui par définition excluraient l’objet qu’elles remplacent en en donnant l’image (enfin, c’est ce que dit Platon : représenter c’est donner à voir quelque chose qui par sa nature-même congédie la réalité). Ce sont des figures aussi mystérieuses que le « vaste contingent de symboles » dont parle Marija Gimbutas dans Le langage de la déesse (note : éditions des femmes, 1989, Introduction, p. 27). Pour l’archéologue lituanienne, la seule façon de comprendre ces symboles c’est de les considérer ensemble comme un langage. Ce langage, qu’on appelle celui « de la déesse » dans le titre de l’ouvrage, est avant tout celui d’une civilisation perdue, la civilisation « old-européenne » dont je parle dans Dis, papa, c’était quoi le patriarcat ? . C’est une civilisation où le rapport entre les humains, les plantes, les animaux est totalement différent de ce qu’on entend aujourd’hui. Nous avons la manie du classement, ce qui a donné ces catégories subtilement hiérarchisées. Mais rien de tel n’avait cours dans le langage dit « de la déesse », autrement dit d’une civilisation tellement perdue qu’elle n’a même pas une section de musée à son nom.

Assemblage des impressions par ordre de sortie de l’imprimante. Photo : Nortu98

Curieusement, c’est chez la philosophe contemporaine Donna Haraway que Charline trouve les éléments qui permettent de saisir aujourd’hui ce langage. Haraway dissout les frontières et les binarismes, que ce soit nature/culture, vivant/artefact ou féminin/masculin. A ce sujet, on peut se demander si la taxinomie obsessionnelle de la biologie ne serait pas une sorte d’adamisme, au sens où Adam nomme les plantes et les animaux (et sa femme) comme autant d’objets à son service dans un monde taillé évidemment pour lui : son petit cosmos. C’est du moins ce qui apparaît clairement dans le Manifeste cyborg.

Haraway, reine de l’humour noir, développe un optimisme féroce et grinçant, étrangement joyeux. Mieux vaut n’importe quoi que le patriarcat car il est la matrice de toutes les oppressions du monde, pour résumer. Les femmes noires, les femmes blanches et les hommes noirs se regroupent sur les ruines exsangues de la « famille », la bien nommée « cellule ». Sortez de la cellule, mitochondries de demain ! Désormais la cheffe de famille c’est elle, l’adolescente ou la jeune femme qui fait vivre tout le monde, hommes, enfants et vielllardex. De cette nouvelle structure affreuse mais intéressante peuvent surgir tant de nouvelles possibilités !

Au lieu de ressasser « l’homme », thématique récurrente qui commence à nous gonfler (c’est une manie dans les documentaires d’Arte !) Haraway ouvre à un monde merveilleusement délivré du paradis terrestre et de tout son fourniment. Et elle n’est que la Hellequin de toute la maisnie, si je puis me permettre cette comparaison. Derrière elle on devine Lynn Margulis (qui étudie la coopération en biologie, à la place des idées de lutte pour la vie) ou James Lovelock (Gaïa est une symbiose). Et tant d’autres ! On aperçoit le bouc des sorcières, la cyborg, le papillon monarque, une chienne, une bactérie… une oddkin, bizarres parentées, plus constitutives d’un vrai monde que toutes les patines crasseuses de la religion et des rôles sociaux imposés par le trop fameux « sexe ». Merci, Haraway, pour avoir ouvert la fenêtre ! On manquait d’air !

Paléotrans

Charline créant ses photos n’a pas beaucoup de temps et son exploration tous azimuts, si contraire à ses habitudes, laisse remonter librement des figures ambivalentes. Surgissent alors des déesses phallico-vulvaires, des formes intermédiaires qui me rappellent irrésistiblement les traditions paléo et néolithiques. Oui, ça existe depuis longtemps ! Les livres de Gimbutas sur la « vieille Europe » en témoignent. Old-européenne, c’est le nom que j’ai donné à cette « Vieille Europe » de Gimbutas qui évoque trop pour nous l’idée que se font les Américainex de nos contrées.

C’est une très longue période qui englobe paléo et néolithique sans solution de continuité et qui a produit des formes spécifiques : statuettes d’apparence féminine, spirales, chevrons, V, zigzags, mamelons, fesses en forme d’œufs doubles et autres motifs qu’on ne retrouve plus ensuite.

On sait depuis longtemps que les organes génitaux des mammifères sont en quelque sorte rétractables, qu’ils peuvent être dedans ou dehors selon la situation et que ce n’est pas la peine d’y passer le réveillon. On sait aussi que certains poissons changent de sexe suivant le contexte, que les lézardes à queue en fouet se reproduisent sans mâle et qu’elles ne sont pas les seules. Tout cela a très certainement été remarqué depuis longtemps, y compris la similitude entre clitoris et pénis. Aurait-on oublié qu’aux époques paléo et néolithique on n’avait aucun tabou au sujet de la dissection ? Une preuve indirecte est la similitude entre une tête de vache, avec ses cornes et des rosettes qu’on y place fréquemment, et ce qu’on appelle « trompes de Fallope » dans l’appareil reproducteur féminin.

Gimbutas parle de taureau mais si on n’a que la tête, va savoir si c’est un taureau ou une vache ! Ceci dit, le rôle du taureau comme animal « féminin » est patent à cette époque. On trouve chez des auteurs grecs anciens, comme le néoplatonicien Porphyre, mais aussi chez Ovide ou Virgile, un lien entre taureaux et abeilles, animales chéries par la maîtresse des animaux. Ce sont des symboles difficiles à déchiffrer : comment admettre que les abeilles soient engendrées par des taureaux ? Ou que le taureau soit assimilé à la force de régénération de la Terre ?

Aujourd’hui on voit le taureau comme un animal « viril ». C’est oublier que le torero en habit de lumière, c’est autant un modèle de virilité tradi que Patrick Juvet chantant Où sont les femmes… et que les déesses anciennes avec des clitoris externes sont légion.

Savant-elles, les personnes trans, que depuis le paléolithique on les a représentées ?

Winifred Lubell, The Metamorphosis of Baubo, Vanderbilt University Press, Nashville & London, 1994, P.64
Winifred Lubell, The Metamorphosis of Baubo, Vanderbilt University Press, Nashville & London, 1994, P.154
Marija Gimbutas (Gimbutiene), Le langage de la déesse, éditions des femmes,1989, P.263
Marija Gimbutas (Gimbutiene), Le langage de la déesse, éditions des femmes,1989, P.263
Marija Gimbutas (Gimbutiene), Le langage de la déesse, éditions des femmes,1989, P.68
Marija Gimbutas (Gimbutiene), Le langage de la déesse, éditions des femmes, 1989, P.66

2023 : Jagna Ciuchta, Toutex à la fois mutantex et multiples

C’est aussi sept ans plus tard, au même moment, que Jagna Ciuchta me propose de participer à sa future exposition à la Chaufferie de Strasbourg, Toutex à la fois mutantex et multiples, en compagnie du performeur Rose-Mahé Cabel. Quand des déesses décident qu’il est temps de ressurgir, elles ne font décidément pas les choses à moitié !

Photo : Toutex à la fois mutantex et multiples ©A.Lejolivet-HEAR

Sans savoir que Charline était en train de les photographier, Jagna repère mes fossiles de déesses. Elle décide de les présenter dans une grande vitrine horizontale suspendue au plafond avec des sangles, sur fond noir. Elle installe un audacieux dispositif bien en accord avec le caractère vertigineux de la salle d’exposition, très haute avec un balcon surplombant. Le noir et le jaune fluo de sa peinture murale se confondent à leur limite en vert de mer.

Photos : Transductionism

Auprès de la vitrine on se sent comme sur le pont d’un navire à voile, à contempler les haubans qui filent dans les hauteurs des brumes. Le temps et l’espace, si aimés des cosmogonies contemporaines, semblent se dissoudre en une manière d’éternité cyclique. Les déesses-pieuvres-clitoris-poissonnes-fossiles sont alignées comme pour une marée noire. La vitrine oscille doucement si on lui donne une petite impulsion de houle. Les unes derrière les autres, elles semblent plus mortes que jamais et pourtant en route vers un autre monde possible. Elles sont toutes petites comme ces multiplex figurines féminines en argile ou en ivoire qu’on rencontre éparses dans tous les musées archéologiques, sans jamais les regrouper dans une salle rien que pour elles, une salle old-européenne, une salle pour ces milliers d’années oubliées, enfouies, réduites à néant.

Photos : Transductionism

Et les petites déesses retournent dans leur carton, jusqu’à leur prochaine métamorphose. Puisse cet article aider les artistes et expérimentateurices non-binaires au sens large (c’est-à-dire refusant les impensés de la société patriarcale hypersexuée) à remonter aux sources et à fabriquer et diffuser des formes androgynes comme les avaient créées les humainex préhistoriques.

Photos : Transductionism

L’écriture de cet article a été l’occasion de réaliser un classeur d’archivage des déesses fossiles. Il a été assemblé lors d’un workshop à Nancy le 15-16-17 mars 2024. Vidéo : Nortu98

Ïan Larue

La danse spirale de la cyborg et de la déesse

Déesses fossiles, une histoire transféministe du clitoris (I)

Texte et Sculptures Ïan Larue

2015. C’est l’automne à Port-La Nouvelle. La Méditerranée déchainée charrie des pieuvres mortes, des os de seiche, des coraux, de gros vers blancs d’environ un mètre, des planches et des canettes. En été les pelleteuses raclent le moindre coquillage ; l’hiver la plage est vide, quelques chiens fous cavalent en dépit des règlements de police dont l’observance se ramollit. Tout le monde s’en moque, de la plage hivernale.

Déesses

Tous ces cadavres marins, tous ces objets précieux et rescapés ! Ils sont comme les fossiles d’un monde perdu. Le bord de mer est un cabinet de curiosités. Des fossiles, on en a peu dans le monde. En découvrir est un petit miracle. Alors j’en invente à partir de tout cet univers. Pieuvres, os de seiche… déesses, clitoris. Etrange association ? Mais l’idée de la grande déesse, ravagée et tuée par le patriarcat, a aussi quelque chose du fossile. Elle reste, elle dure malgré tout. Elle ressurgit au bout d’un moment.

Fossiles en cours de restauration par Ïan Larue

C’est quoi cette déesse ? Un objet de culte, une idée culturelle ? Une grande figure dévonienne marine, comme dans Ponyo sur la falaise ? Une femme forte, une fantassine qui se défend en vain contre un homme armé à cheval, comme au début de Conan le barbare ? Une démultiplication de figures toutes ensemble, comme dans The Dinner Party ? Un souvenir, une résurgence têtue, une présence terrestre et marine qui n’a rien à faire, au contraire du dieu de colère de la Bible, dans le cosmos scientifique que les mâles blancs occidentaux tiennent comme une chasse gardée et qu’ils appellent « cosmologie » pour mieux mépriser ce qu’ils appellent « cosmogonie » ?

Les déesses sont de la Terre, non du ciel. Comme l’a montré Françoise Gange dans Les dieux menteurs, elles sont parfois masculinisées mais on les reconnaît à leur vie souterraine. Python est une serpente, Humbaba, l’ennemie du violeur et conquérant Gilgamesh, vit sous la montagne. Quetzalcoatl a beau avoir des prêtres et non des prêtresses, elle a tout d’une divinité féminine même si on lui attribue les fumeuses origines d’un nom de guerrier: une serpente à plumes, une oiselle serpente, bref un souvenir inconscient et immémorial des dromésaures (les fameux raptors qui étaient couverts de plumes). Elle est la créatrice des humains et de leur nourriture. Ses métamorphoses légendaires (serpente, fourmi noire) appartiennent à la terre. Il existe par ailleurs un dieu de la pluie et des tempêtes, Tlaloc. Les mythologies opposent souvent, quand il s’agit de la création du monde, une force tellurique à une force céleste. On en trouve de nombreux exemples dans le livre de Cécile Lecan, La Création du monde, destiné aux enfants mais d’un très haut niveau et qui présente des mythologies du monde entier.

L’exemple le plus étonnant de ce genre de résurgence est peut-être maître Yoda. Il ressemble à votre grand-mère, et ce n’est pas pour rien. Il (elle ?) est une déesse des souterrains, une force de la Terre et elle est la plus forte de toustes les Jedi. Normal, c’est une avatare de la grande déesse !

« La déesse », un concept politique

On parle de « religion » de la déesse mais le mot a été tellement abîmé par « les trois grandes religions » méditerranéocentristes qu’il devient difficile de l’employer, d’autant plus que ces fameuses « religions » sont des armes de destruction massive.

Qui était le fameux Yahvé, en vrai ? Un chef de guerre oriental ? Un envahisseur de base comme il y en avait tant au moment où déferlèrent des types à cheval dans les villages peinards ? Le vocabulaire« indo-européen » regorge de termes comme : gloire impérissable, gloire des hommes, guerre, peuple en armes, commandant, campagne militaire, jeune homme agité, chef, brigand, membre d’une troupe de jeunes guerriers, vengeance, haine, punition, arc, lance, javelot, poignards, dague, hache, citadelles, forteresses (voir Iaroslav Lebedynsky, Les Indo-Européens. Faits, débats, solutions. Paris, Éditions Errance, 2009). D’après certains pères de l’église, le dieu des chrétiens a des seins nourriciers, il est enceint et accouche du monde (voir Mithu Sanyal, Vulva. La revelación del sexo invisible, traduction espagnole de l’allemand, Anagrama, 2012, p. 103). En somme la puissance de l’idée de déesse est kidnappée au profit de ce nouveau venu. Destruction, mort violente et patriarcat sont désormais à l’ordre du jour, il n’est plus question d’un rapport au monde cyclique reposant sur l’alternance terrienne de la vie et de la mort. Mais cet héritage écrabouillé resurgit toujours : c’est cela même, « la déesse ». C’est l’idée que ce qu’on écrase, qu’on zappe ou qu’on détruit finit toujours par remonter à la surface, comme les fossiles…

Une des formes de ce retour est Dionysos ! Mais oui ! Dieu multimortel car une seule mort ne l’arrête pas, non-binaire parce qu’il semble bien au-dessus des notions d’homme ou de femme (ce genre d’assignation ne le concerne pas), iel a des copines en enfer (Perséphone et sa mère) et le toutou Cerbère lui lèche les pieds. Iel navigue sur la mer couleur de son vin et circule entre deux mondes : les enfers et la surface de la Terre. Point de ciel pour Dionysos, ce n’est pas son rayon. Dionysos c’est la rémanence de l’irrationnel dans la pensée grecque, un fantôme de déesse ancienne à qui les métamorphoses ne font pas peur et qui n’a jamais dit son dernier mot (voir Maria Daraki, Dionysos et la déesse Terre, Flammarion, 1994).

L’anéantissement historique concerté de ce que représente « la déesse » au moment de la montée de la chrétienté est tout sauf une gentille évolution. N’en déplaise aux Derniers jours de Pompéi, la religion du Dieu Unique Masculin (appelons-le DUM) a été imposée de force. Il a fallu en briser, des « idoles », pour arriver à écraser le féminin au profit du DUM. Il a fallu en inventer, des Eve soumises, des historiographies menteuses, il a fallu les multiplier les dépréciations fielleuses et les guerres tueuses, comme le rappelle l’enchanteuse Merlin Stone dans son livre érudit Quand dieu était femme. La déesse est-elle finalement autre chose qu’un concept politique, lié à l’histoire occultée d’un gynocide ?

Le déessisme, un mouvement artistique

Le déessisme désigne… les fans de vieilles DS ! Mais si on sortait  un peu du Gazoline Festival de Lamotte-Beuvron pour rendre au déessisme sa place dans une histoire de l’art d’un nouveau genre, au même titre que tous ces mouvements qu’on encense, conceptualisme, minimalisme etc. ?

Ana Mendieta, Maroya (Moon), 1982

Il a existé, sans qu’il soit seulement nommé, un mouvement artistique que j’appelle  donc déessisme : Ana Mendieta et ses Siluetas dans la nature, Judy Chicago et les nombreuses artistes qui ont travaillé à The Dinner Party, Marie-Beth Edelson, ses performances et ses photographies, Lou Perdu et ses sculptures organiques, Anne Healy qui a sculpté en drapés Hécate ou la déesse blanche, Angels Ribé qui perfore avec la cascade de ses cheveux, Frances Alenikoff qui joue les déesses tripartites, Betsy Damon en Diane d’Ephèse à New-York. En ce qui concerne la France, on consultera la somme érudite de Fabienne Dumont, Des sorcières comme les autres.

Louise Bourgeois, Femme-Couteau, 1969-1970

La grande surprise est un intense foisonnement de publications qui font la part belle au déessisme. Citons seulement le numéro de la luxueuse revue Heresies/ A féminist publication on Art and Politics qui se consacre à la Grande Déesse. La couverture dorée s’orne d’un triangle géométrique barré d’une fente. Nul doute que si le clitoris avait été connu à l’époque, il aurait eu sa place. Le triangle comme logotype du déessisme est récurrent. Le banquet des femmes remarquables organisé par Judy Chicago a la forme d’un immense triangle.

Heresies 5, The Great Goddess, 1978

Et le clito dans tout ça ?

En 2015, Florence Benoît et Amandine Brûlée écrivent et illustrent un fanzine, L’Antisèche du Clito. Leur travail est pompé (sans que la source soit citée) dans la revue Causette. Depuis quelque temps, en effet, on s’est rendu compte que le clito n’était pas mentionné les manuels de SVT (Sciences de la vie et de la terre) au profit de son homologue masculin. On enseigne donc aux mômes la suprématie du pénis, on détaille le volume d’une éjaculation (très intéressant à savoir), on s’extasie sur ce merveilleux mécanisme. L’argument pour justifier qu’on zappe le clito ? Eh bien, c’est un organe caché. Mais ma foi, le cœur, les poumons, l’estomac et autres, ce ne sont pas des organes externes, que je sache ? Ah oui, mais le clitoris en fait, ça n’existe pas. Voilà la vraie raison. Alors on parle de l’appareil reproducteur féminin, oui, c’est ça qui est important !

Bref, encore un coup bas du patriarcat, d’où le fanzine dont voici le lien en libre accès.   

En 2016, la chercheuse Odile Fillod crée dans un fablab un clitoris imprimé en 3D qui est repris (sans droit d’autrice : une création fablab est réputée librement utilisable) par le site Crop Clitoris qui vend des goodies et fait des performances in situ.

Voici venu le temps du clito !

Est-ce là le grand retour de l’essentialisme féminisme ? A première vue, on pourrait le craindre, avant de comprendre à quel point ledit clito est un outil au contraire non binaire. Là où, avant, régnait le préjugé d’un petit bouton sans intérêt si différent du pénis-roi, le clitoris se présente comme une figure identique aux fameux organes masculins tant vantés. Il a la même taille, la même structure et d’un point de vue topologique (note) c’est exactement le même, inversé. Les deux ont des corps caverneux et des bulbes (dits « corps spongieux » pour le pénis). Les deux ont un gland et se stimulent de la même manière. Ils se gorgent identiquement de sang et connaissent la même détumescence. Et comme le précise Julie Azan, professeure de SVT, dans une vidéo de Brut, le pénis n’appartient pas forcément à un homme ni un clitoris à une femme, car il existe des personnes trans (note).

Note : ce que j’entends par là c’est qu’une forme même déformée garde ses propriétés si elle n’est ni trouée, ni coupée, ni recollée. Ces formes sont homéomorphes (le grec parle ici de lui-même). S’il y a un trou, ça change tout : une bouée et une tasse avec une anse sont toutes deux des tores, elles sont homéomorphes entre elles mais leurs propriétés sont différentes des précédentes.

La connaissance du clitoris est donc une révolution tant pour les femmes cis-genres que pour les femmes trans, tant pour les hommes cis-genres que pour les hommes trans. A la poubelle, le vieux Freud sexiste avec son « orgasme vaginal » et son « orgasme clitoridien ». Encore un mensonge rétrograde qui éclate comme une bulle de savon. Finie l’inégalité et la « différence » ! Finie la trop fameuse « complémentarité », pile je gagne-face tu perds ! Finies les violences de costume qui opposent sur la foi de leurs organes génitaux, supposés être le pur reflet de leur fonction sociale, « les hommes » et « les femmes », comme sur cette gravure de mode du XIXe siècle. On dirait que les femmes et l’homme n’appartiennent pas à la même espèce…

Gravure mode, 1836

Donc le but n’est pas de glorifier les organes féminins cisgenre, réponse de la bergère au berger (« moi aussi j’en ai un de 14 cm en érection » !) même si cet enfantillage goguenard a pu parfois voiler l’intention politique. Le but c’est de déboulonner la vulgate patriarcale, de dire enfin la vérité parce que ces histoires tuent. Ce qui m’anime c’est une indignation sans fin contre tout ce fatras assassin, contre l’historiographie mâle blanche morte qui est crime contre l’humanité. Avoir occulté le clitoris, avoir nié l’évidence anatomiques dans un but idéologique destructeur n’est pas seulement une stupidité de manuel scolaire, c’est une violence contre le genre humain tout entier.

Du clitoris révélé à la transidentité

Cette révolution de la pensée n’aurait pas eu lieu si la biologie n’avait pas commencé à étudier l’anatomie du clitoris à partir de 1998. On s’étrangle devant cette date tardive ! On doit ces découvertes ià une urologue, Helen O’Connell. Dès lors, la représentation du clitoris émerge enfin. Petit à petit, dans les années qui suivent, les artistes jouent un rôle de premier plan dans l’irruption politique de sa figuration. On sait que beaucoup d’artistes ont l’ambition du politique, essayant notamment d’avertir sur les dangers de l’évolution climatique pour les mammifères dont l’humain. Est-ce efficace, je ne sais, mais en ce qui concerne la représentation physique du clitoris par l’art, on est en plein dans le politique et les artistes ont vraiment joué à ce sujet un rôle de premier plan. Delphine Gardey, de l’université de Genève, résume tout cela en 2019 avec son essai Politique du clitoris. Elle montre comment l’irruption au grand jour de cet organe topologiquement identique au pénis adoré terrifie l’ordre établi, le patriarcat, l’obsession de la filiation paternelle et des « deux sexes ».

Parallèlement, on assiste à la revendication grandissante de la transidentité et à l’émergence de la notion de genre. On ne va pas revenir sur la traduction très tardive (début XXIe siècle) de Trouble dans le genre de Judith Butler, sur le rôle pionnier de Sam Bourcier qui avait lu le bouquin en anglais depuis des lustres et a grandement contribué à sa transmission, sur le livre également fondateur d’Anne Fausto-Sterling sur l’intersexualité, sur Gender Outlaw (non traduit à ce jour) de Kate Bornstein. Stéphanie Nicot et Alexandra Augst-Merelle publient en 2006 Changer de sexe. Le titre se moque ouvertement de la bêtise rétrograde des transphobes. Peu à peu les personnes trans s’organisent, réfléchissent sur les nuances de genre, osent être heureuses ce qui rend fous pas mal de médecins sexisto-lacano-chrétiens et les renvoient, avec celleux des psys qui sont à leurs bottes, à leur chères études sur le « syndrome de Benjamin », la pathologisation, la « dysphorie » comme maladie, la souffrance, le malheur et la déréliction généralisées.

La connaissance et la représentation du clitoris ont donc joué un rôle déclencheur. Bon nombre de garçons féministes ont adopté naguère mes « clitodéesses », bijoux tout à la fois clitoris et déesses.

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Clitodéesse en argent massif par Ïan Larue

Bijoux clitodéesses

On peut lire dans un article du Guardian publié en 2016 que je propose, à travers cela, une initiation aux Mystères du Clito : « pour les non-initié·es, le bijou ressemble à une pieuvre ou à une déesse néolithique ».

Néolithique comme notre exposition collective à La Mutinerie, lieu queer et féministe à Paris, en novembre 2015 : Néolitika. On rêvait de déesses et de la nuit des temps. « Depuis la nuit des temps, les femmes »…comme un souvenir en écho.

Déesse corail en argent massif par Ïan Larue

Amandine et les fanzines

Amandine Brûlée crée un logo clito-pieuvre en lien avec mes bijoux, à moins que ce soit l’inverse. Ah, qu’enfin les choses puissent librement être identiques et s’inverser ! Son travail se décline en tatouage éphémère et inspire l’exposition suivante (en 2017, à Nice, aux Diables bleus) intitulée Musée éphémère de la vulve.

Tatouage clito-pieuvre par Amandine Brulée

Elle publie aux Crocs électriques (éditions de fanzines dirigée par Stéphane Blanquet) un joli petit bouquin. Je l’appelle « la Vuillemin du XXIe siècle » car, comme lui, elle a l’air d’un ange tandis que ses dessins sont féroces. Avez-vous vu Le mystère Alexina de René Féret ? Vuillemin joue le rôle d’Alexina. Un ou une ange, vous dis-je !

Amandine Brûlée – Crocs électriques
Fanzine par Ïan Larue & Amandine Brulée

Nous bricolons ensemble un nouveau petit fanzine, Vulves comiques et contestataires, à partir d’un article de recherche qu’on m’avait demandé pour le volume collectif Rire et émancipation féminine, puis refusé parce que ça disait du mal de Lévi-Strauss (ce sexiste notoire). Chères ex-collègues, pourquoi défendez-vous cette pourriture de Lévi-Strauss, contre lequel à juste titre s’est insurgée Wittig dans La pensée straight ?

Maki serpente néolithique par Ïan Larue

Voici ma toute petite chienne Maki (née le 16 février 2016) en déesse-serpent, grande huile sur toile d’après une figurine crétoise. La « déesse serpent » est une interprétation de Gimbutas dans Le langage de la déesse (1989, traduit en français aux éditions Des Femmes) et ses autres ouvrages. Mais je me demande s’il ne faudrait pas déchiffrer d’une tout autre manière certaines de ces figurations qui associent d’une manière fort ambiguë des éléments connotés masculins et féminins.


Marija Gimbutas (Gimbutiene), The Language of the Goddess, Harper & Row, 1989, P.127

Suit, toujours en 2016, l’exposition  Guérillères préhistoriques à la librairie-galerie Violette and co : déesses au fusain, bijoux et guérillères sur papier. De grands panneaux pédagogiques (création graphique Alice Moliner) résument la démarche à l’entrée de l’expo (prof un jour, prof toujours).

Photos guerrillères et déesses fusain par Ïan Larue

Et tout ce mélange de mélange de pieuvres, de déesses et de clitoris finit par donner la vulve de Sauron. Car comme l’écrit Catherine Dufour dans son roman Quand les dieux buvaient, réécriture ironique et critique du Seigneur des anneaux (la trilogie des films), m’enfin c’est une vulve, le signe de Sauron ! Sauron le saurien, le serpent, l’affreux jojo est sous le signe maudit de « La Femme » ! Et nos pauvres héros qui escaladent le mont de Vénus pour y jeter leur petit anneau-spermato, comme ils souffrent ! Horreur, malheur !

La vulve de Sauron par Ïan Larue

Le MUCRAN

Avec quelques camarades artistes, nous faisons comme Marcel Broodthaers et nous créons le Musée des Crânes et des Animaux (MUCRAN). Notre page Wikipédia est immédiatement supprimée par d’austères garçons aux aguets, sûrs de leur bon droit et pétris de leur noble mission. On ne plaisante pas avec le savoir mâle blanc mort de surcroit encyclopédique.

C’est pour ce musée imaginaire que je fabrique une série de déesses fossiles en détournant des techniques de bijouterie. Je la réalise à Port-La Nouvelle, terre de mes ancêtres (terre de cimenterie surtout car c’est le seul endroit au monde qui possède à la fois marne et calcaire sur son territoire).

Collection de fossiles inachevés

J’imagine chaque fossile fixé sur son petit support de calcaire, avec une inscription évoquant d’obscures archives, les tiroirs secrets remplis d’os de dinosaures à l’université d’Alberta, le storage de Louise Lawler. PLN suivi d’un numéro d’inventaire, PLN pour Port-La Nouvelle.

Puis je les range.

Le sommeil des archives

Les déesses fossiles sont rangées dans d’authentiques boîtes d’archivage car tel est le destin des fossiles.

Je les y laisse.

Dormez, déesses, sous la poussière.

Avais-je oublié que « la déesse » finit toujours par ressurgir ?

La deuxième partie du texte est à lire par ici !

Ïan Larue

La danse spirale de la cyborg et de la déesse

Interview avec Ϊan Larue – Partie deux, On dort bien le long de la terre

Pour lire la première partie de l’interview c’est par ici !

Et maintenant place aux dinosaures, aux chien.nes, aux fleurs, aux champignons et au camping…

Tu as écrit plus récemment Les dinosaures rêvent-elles de Hollywood ? un essai-fiction publié aux éditions iXe. Comment le patriarcat et la culture du viol ont réussi à s’imprimer jusque dans des représentations du Jurassique ?

J’ose dire du mal de « films cultes » et en décortiquer le sexisme, brisant le chœur des anges (masculins en majorité) de l’adoration sans nuage. Le problème n’est pas cette paradoxale audace mais bien le chœur des anges lui-même : pourquoi tout le monde trouve-t-il si cool ces histoires dont le sexisme crève l’écran ? Pourquoi ça ne se voit pas que les « films Jurassic Park », ces parangons de la culture pop, font l’éloge du viol et de la domination patriarcale ? Pourquoi adhère-t-on avec ravissement à ces notions de « famille », de papa-maman, de reproduction sexuée obligatoire, bref à tout le contenu idéologique douteux que véhiculent ces films ? Pourquoi tout le monde trouve-t-il « naturel » qu’un petit garçon s’intéresse aux dinosaures et pas une petite fille ?

Ça stupéfie tout le monde qu’on dénonce ces évidences. Pas touche aux monuments de la culture pop ! Et pourtant ce n’est pas si cool que ça, les dinosaures hollywoodiens. Pas si cool, les prédateurs bipèdes masculinisés qui tuent des proies quadrupèdes et féminisées. Pas si cool non plus l’invisibilisation des protestations féminines : Internet est saturé de propos d’ex-petits garçons émerveillés qui ont adoré le film et qui trouvent que c’est un chef-d’œuvre. Bien dans leur vie, droits dans leurs bottes, les hommes en question tiennent le haut du pavé et célèbrent avec tendresse leur chef-d’oeuvre, en cela conformes au modèle de l’homme-au-centre-de-son-propre-cosmos que dénonce Haraway dans son Manifeste. Le silence imposé des femmes renforce ce masculinocentrisme, et c’est le problème, au-delà des dinosaures, de toutes les productions culturelles sexistes. Vous vous souvenez que Liv Tyler, l’actrice qui jouait le rôle d’Arwen dans le film Le Seigneur des anneaux, n’avait pas lu le livre contrairement aux mecs ? On peut comprendre que l’inconsistance et la passivité des personnages féminins chez Tolkien (qui passait beaucoup de temps au café avec se potes à taper sur les autrices de son temps !) ait pu lui déplaire et la détourner de cette lecture « culte ». Beaucoup trop de filles vont voir des films d’action pour faire plaisir à leurs copains et font chorus avec un enthousiasme feint. On aurait pu penser que les femmes ferment moins leur gueule aujourd’hui que jadis mais en ce qui concerne les films « cultes » et consorts, leur silence complice est de rigueur.

Ce qui m’a frappée, c’est cette double évidence : la bouche cousue des femmes acceptant de supporter des films sexistes qui leur nuisent et le fait que la réalité aveuglante du sexisme hollywoodien n’était pas si aveuglante que cela, parce que beaucoup ne l’avaient seulement pas remarquée…

J’ai donc montré dans ce livre d’où venaient ces préjugés dinosauriens en étudiant les auteurs « pour garçons » du XIXe siècle (Jules Verne, Conan Doyle un peu plus tard, etc.) et les manuels scientifiques de vulgarisation qui leur était adressés. L’assimilation des sauropodes (Les dinosaures au long cou) au serpent de la Bible et, partant, à la femme pécheresse est une constante dans ces ouvrages hantés par un passé sauvage et sans Dieu. Le prédateur suprême, le tirex, toujours représenté la bouche ouverte afin d’exhiber sa denture, acquiert un droit de tuer « par nature » dont les mâles humains les plus violents peuvent s’inspirer pour violer ou tuer. La culture pop est violemment sexiste et il faut acquérir le droit de le dire, de refuser ces productions, de se souvenir qu’il existe autre chose de vraiment cool, en fait !

Dans cet ouvrage tu vas à rebours de la pop culture dominante pour fabriquer un autre imaginaire des dinosaures, de quoi est fait cet imaginaire ?

Oui, un autre imaginaire est possible avec les dinosaures, et il existe. Comme de juste, on le rencontre surtout dans des nouvelles ou des romans de SF pas toujours faciles à dénicher. C’est curieux d’en arriver en fin de compte à opposer le cinéma hollywoodien sexiste aux textes écrits bien plus fins et brillants, cela peut paraître simpliste mais c’est bien ainsi que se dessine le schéma général. Imaginaire de la grande déesse, renversement des rôles entre Adam et Eve, refus du régime dominant de la prédation, amours interespèces, tels sont quelques éléments qui fleurissent dans les textes que j’ai analysés dans cet essai. La fiction hollywoodienne construit le réel et ses formes d’oppression, renforce et justifie les préjugés, mais la fiction écrite agit au contraire comme une force émancipatrice.

Collection de fossiles de Ϊan Larue

Les chien·nes occupent une place importante dans ta vie, et tu écris régulièrement à leur propos. Les chien·nes c’est aussi une question de genre et de classe sociale?

Vinciane Desprets m’a dit lors d’une signature d’un de ses livres que quand on avait connu Haraway, on ne pouvait pas ne pas adopter un chien ou une chienne ! Je vis quant à moi avec « une adulte d’une autre espèce » (comme dit Haraway !), une épagneule naine continentale dite « phalène » appelée Maki de la Faveur de la Nuit, mais cela est sans rapport avec Haraway. Je ne l’ai jamais rencontrée en vrai : pour moi, elle est comme Liebniz, une grande philosophe et seuls comptent à mes yeux ses écrits. Je ne m’imagine pas rencontrer Liebniz en vrai… C’est sans doute aussi une question de distance et de timidité.

Les ENC, comme on les appelle en abrégé, sont des chiens et surtout des chiennes chargées d’histoire : elles apparaissent dans les portraits de reines ou de dames de la cour, elles ont à l’occasion joué un rôle de premier plan (telles les deux phalènes d’Antoinette de Pompadour, Inès et Mimi, réputées représenter les qualités politiques de cette femme de pouvoir). Les phalènes ont été qualifiées de « chiens des rois » par l’éleveuse Régine Gautier qui leur a consacré un livre en 2000 (éditions Maradi), mais ce sont surtout des chiennes des reines ! Liselotte de Bavière dite « La Palatine », une intellectuelle et épistolière de renom qui tient une place importante dans la littérature allemande, en possédait une petite dizaine ; la Mimi d’Henriette d’Angleterre, l’épouse morte très jeune qui l’avait précédée auprès de Monsieur, le frère du roi, servait à sa maîtresse de barrage contre ses prétendants : on la disait (la chienne, oui !) insensible aux avances et aux séductions ! On trouvait des phalènes dans toutes les cours d’Europe. Sofonisba Anguissola, peintre de Crémone invitée à la cour d’Espagne, en a représenté plus d’un ou d’une dans ses portraits. Lavinia Fontana, de Bologne, en peignait même si souvent dans ses tableaux qu’on peut presque considérer ce petit chien « dameret » comme sa signature de pictoresse !

Alors, aristocrate, la petite phalène ? Aujourd’hui pas vraiment, malgré son « affixe » (la faveur de la nuit venant en fait d’un poème de Desnos, selon les élevereuses). Mais il est clair que les phalènes furent des chiens de cour, que la Princesse Lamballe en possédait un, qu’une idée longtemps véhiculée associe les chiens de luxe et de compagnie avec une connotation fortement féminine.

C’est pourquoi il m’avait semblé intéressant d’étudier le rôle d’une éleveuse amiénoise du début du XXe siècle, Marie-Louise Bouctot-Vagniez, qui s’est insurgée contre la minoration des « chiens de luxe et de compagnie » par rapport aux chiens de chasse glorieusement associés à la masculinité triomphante. C’est terrible à quel point le sexisme est partout ! Sans être ouvertement féministe, la riche Marie-Louise l’avait parfaitement perçu, et elle a mis toute son énergie (et ses abondantes ressources financières) à la promotion des petits chiens. Elle a créé une association, la SFACA, et organisé des concours de beauté dotés de prix de grande valeur. Aujourd’hui, dans les concours canins, on ne distribue plus que des coupes en plastique mais à l’époque, c’était de l’argent massif ! En créant ainsi des prix spéciaux elle a revalorisé les chiens et chiennes de petite taille. Malheureusement aujourd’hui les chiens ou chiennes « best in show » sont presque toujours de grande taille et les commentateurs se permettent de dire « monsieur X » quand c’est un juge et « Isabelle » par exemple quand c’est une juge, histoire de perpétuer les traditions sexistes et l’étroitesse d’esprit de l’univers canin en France. Rien que le terme de « race », couramment employé, rappelle que le racisme a peut-être beaucoup plus qu’on croit une origine humano-canine : je pense au Kennel Club anglais (interdit aux femmes) et à la banalisation du mot « race » utilisé alors pour classer les chiens lors des concours de beauté.

Haraway a fait des chiens et chiennes un des éléments de son oddkin (« parenté choisie », pourrait-on presque dire), avec la cyborg et d’autres personnages ; cela venait de son amour pour sa chienne bergère australienne Poivre de Cayenne (Cayenne Pepper) dont la disparition lui a causé beaucoup de peine – et le passage à de nouvelles figures de la même idée : oddkin. Choisissez votre famille ! On est aussi loin que possible du bon grand-père Hammond (bon dans le film ; il est détestable dans le roman) qui encourage les humains à suivre l’exemple des dinosaures qui se reproduisent pour fonder une famille parce que « c’est la nature » ! Délirant ? Et pourtant tout le monde l’a gobée, cette « scène culte » de sexe tout public au début de Jurassic Park !

Chienne et humaine

Tu te consacres aujourd’hui principalement à la peinture, qui te fait dresser des murailles de fleurs. Comment on repolitise les fleurs ?

La peinture sauve et protège car elle permet de construire des murailles. Grande fan de ce qu’on appelait lors des Salons annuels du XIXe siècle « l’accrochage cumulatif », je peuple les murs vides de mon lieu de vie avec mes tableaux, que j’ai besoin de voir pour m’inspirer. Je suis partie toute seule à la campagne pour fuir le covid, un cas qui n’est pas isolé chez les personnes immunodéprimées : beaucoup se sont séparé·es de leur conjoint·e, de leurs enfants ou de leurs proches pour ne pas leur infliger la culpabilité de les avoir contaminés et tués. La vie des immunodéprimé·es a été brisée par cette maladie qui dure. A nous pour toujours les masques étouffants, les mains rêches hydroalcoolisées et les autotests ruineux qu’on distribue pour obtenir le plaisir rare et suprême de manger de compagnie. Certain·es ne peuvent pas affronter cette dépense, et encore moins le suivi psy qui pourrait les empêcher de devenir complètement fous et folles. La situation est d’une injustice révoltante ; les associations se battent comme des lionnes, des médecins et médiciennes extraordinaires, étranglées par la destruction capitaliste de l’hôpital, ont fait appel à des collègues retraitées pour nous donner une chance de survivre. A chaque variant on est en danger de mort, on vit la peur au ventre, une solution arrive par miracle, puis le cycle recommence. Nous vivons dans une boucle nietzschéenne infernale et qui risque d’être infinie.

Que faire d’autre, sinon peindre ? Sinon couvrir ses murs de tableaux pour se fabriquer une petite grotte, aussi dérisoire que le tipi à la fin du film Melancholia du controversé Lars von Trier (2011)?

Je peins beaucoup de fleurs, peut-être sous l’influence de Julie Crenn qui poste sur les réseaux sociaux des photos remarquables : je les imagine toutes ensemble sur un grand mur, chacune d’un tout petit format comme les photos que faisait l’artiste étatsunienne Mary Beth Edelson. Les fleurs, c’est beaucoup plus qu’on croit. On associe souvent les fleurs à la mièvrerie, à des figures de femmes décoratives, amoureuses et insipides, à la « journée de la femme » : « une fleur pour vous, madame ! et un parfum gratuit ! » ce qui bafoue les droits en question. Historiquement les peintres de fleurs étaient souvent des femmes (interdites de sujets « nobles ») ou des anonymes (« Anonymous is a woman » : si un tableau n’est pas signé, il y a fort à parier que le peintre était une femme tenue socialement dissimuler son talent).

C’est oublier à quel point les fleurs ont une force politique et symbolique extraordinaire. Les fleurs auxquelles on nous assimile pour nous minimiser, comme naguère nos corps, sont un champ de bataille. Guerre des Deux Roses, Flower Power ou Révolution (des Oeillets, des Tulipes, des Roses encore), les fleurs sont de toutes les luttes. Le langage des fleurs n’a-t-il pas au départ été un code secret pour les femmes des harems ottomans ?

Et le combat du genre continue : la biologie attribue aux fleurs, par métaphorisation obsessionnelle, une sexualité hétéronome basée sur le modèle social dominant. Stephen Jay Gould, dans un article décisif, « La classification de la nature par le système sexuel », a combattu ces métaphores de la « sexualité des plantes » qui plaquent une pratique humaine située socialement sur un phénomène naturel afin de justifier les institutions sociales en question.

Je peins ce que j’ai appelé des all flower (en référence aux « all over » de l’abstraction américaine) comme symboles de l’écoféminisme cyborg : non pas un choix basé sur des opinions partagées en harmonie mais une nécessité qui balaye ce luxe individualiste pour mener une action collective – parce qu’on n’a plus le choix.

Studiolo de Ϊan Larue

Avec un monde qui paraît de plus en plus au bord du gouffre, où trouver de l’espoir aujourd’hui ?

L’espoir me semble être dans ces fleurs (encore elles) qui se redressent après l’orage dans L’ode à la mélancolie (encore elle) de Keats. Ce poète anglais a eu une vie encore moins joyeuse que celle d’une immunodéprimée en temps de covid ; il est mort à 25 ans de tuberculose comme beaucoup d’autres à cette époque. Sur ma chaîne You Tube pour mes étudiantes, j’avais mis une vidéo lugubre sur Keats, Watteau, les soeurs Brontë et autres victimes de cette maladie : elle n’a pas eu beaucoup de succès, ce que je conçois.

Symboliquement, il s’agit de redresser la tête après un accès de mélancolie, comparée à un orage qui s’abat, couche les fleurs, brise les tiges, arrache les pétales ; mais après l’orage d’avril les fleurs, indestructibles, relèvent la tête comme des pâquerettes sous une tondeuse (cette comparaison n’est pas dans le poème !).

L’espoir c’est aussi le « champignon de la fin du monde » d’Anna Tsing – rien à voir avec une explosion nucléaire. C’est l’exergue de son essai : à chaque fois qu’on lui parle d’apocalypse, Anna Tsing part ramasser des champignons ! Elle décrit un monde qui renaît de ses cendres : d’excellents champignons, véritable monnaie d’échange, renaissent sur les troncs abattus des grands pins sacrifiés par une exploitation industrielle forcenée. Les gens qui vivent du champignon sont à la marge, livrés à une vie secrète et dure, inconnue du reste du monde – mais libre.

W. G. Sebald écrivait dans Austerlitz que les grands bâtiments (comme le Palais de justice de Bruxelles) déplaisent profondément alors qu’on aime les édicules : les maisonnettes, les loggias, les yourtes, les tentes, les tipis… pardon de revenir à mon obsession centrale de peintre, la toute petite maison intérieurement tapissée de grandes peintures, mais l’avenir c’est peut-être le camping. On dort bien le long de la terre, mieux que sur un matelas fabriqué par l’industrie. Dans La vestale du calix Ankh reçoit une sardine de camping comme prix pour couronner ses accomplissements. J’avais prédit dans La fille geek à la fois l’épidémie « tueuse de vieux » et la disparition de l’électricité ; désormais on devait se pédaler un café…

Oui, c’est de la science-fiction, mais est-il si lointain ce jour ? Alors, un ou deux sucres ?

Ϊan Larue, Fleurs, 2022

Propos recueillis par Charline Kirch

Les dinosaures rêvent-elles de Hollywood ? est disponible à la vente par ici.

Pour admirer les peintures de Ϊan Larue, rendez-vous sur son site Internet et à la galerie Sophie Lévêque à Verdun où son travail est exposé du 14 Octobre au 5 Novembre dans le cadre de son exposition monographique Another Planet 🌸

Crédits image de couverture : Ϊan Larue, « Fleurs », 2022

Ma gratitude éternelle à Ïan Larue pour tout ce qu’elle m’a apporté !

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La danse spirale de la cyborg et de la déesse

Interview avec Ϊan Larue – Partie une, Libère-toi cyborg !

Le travail de Ïan Larue a un rôle essentiel pour moi et j’ai trouvé une aide précieuse et du réconfort dans la lecture de Libère-toi Cyborg, une théorisation nécessaire des formes avec lesquelles j’ai expérimenté d’une façon intuitive sur Expo156. Le livre nous invite à inventer des contres-histoires, faire sauter les dualismes, se désassembler et muter, s’hybrider avec les machines et les animales, créer de nouvelles alliances, refuser d’être un tout. Je rêve du déploiement de ce programme ébouriffant depuis l’intérieur d’une sorte de coven né sous les coups de pinceaux de Ïan où se retrouveraient Donna Haraway, Octavia Butler et Mary Beth Edelson, des déesses et des cyborgs, une pieuvre et une papillonne monarque complices, l’œil doux et protecteur de Maki et Poivre de Cayenne. En attendant nous nous sommes toutes les deux rencontrées, et au fil de nos discussions passionnantes s’est progressivement esquissée l’interview que je commence à publier aujourd’hui !

Tu es essayiste, écrivaine de Science-fiction, tu as enseigné la littérature, les arts et la culture à l’université Paris 13, tu diriges une revue consacrée aux épagneuls nains franco-belges, mais tu crées aussi des bijoux « néo-lithiks » et tu as une actualité marquée par deux expositions de peintures de fleurs écoféministes à la galerie Christian Berst à Paris et au centre d’art contemporain Transpalettes de Bourges. Comment s’est construit ton parcours ?

Je suis une femme cisgenre non-binaire, handicapée, neuro-atypique, blanche et vieille. Je viens d’un milieu très courant à mon époque : une mère institutrice élevant seule ses trois enfants. J’ai longtemps porté les cheveux bleus comme signe distinctif de ma non-binarité mais les démangeaisons au cuir chevelu sont devenues trop fortes et j’ai arrêté.

Mon histoire personnelle n’a d’intérêt que comme échantillon, parfaitement banal, de la violence sociale ordinaire contre les femmes et les minorités. Comme beaucoup de femmes, je n’ai jamais fait ce que je voulais et je sais qu’il faut s’en pardonner. La consigne, à mon époque, était de gagner sa vie très tôt avec un métier sûr et « féminin » de façon à se marier et à avoir du temps pour s’occuper de son mari et de ses enfants (donc être institutrice). Je haïssais les groupes d’enfants, et les maris pour le peu que j’en avais vu dans mon entourage : soit ils abandonnaient leurs gosses comme mon père, soit ils étaient pédophiles comme mon grand-oncle. Pas de chance pour les modèles masculins ! On me l’a reproché dans mon roman La vestale du Calix : le seul personnage masculin positif était Holinsheld, un cheval (mais un cheval très smart !). Et j’ai rétorqué à juste titre que dans un conte comme Blanche-Neige, les personnages féminins sont nuls (une idiote qui mange ce que n’importe qui lui donne, une belle-mère méchante…) sans que personne ne s’en préoccupe.

Quand j’avais onze ans j’ai commencé à peindre tandis que mon entourage féminin me formatait pour être une future bonne épouse. Ces femmes avaient raison et c’est bien ce que dénonce Shulamith Firestone dans La dialectique du sexe : l’idée que pour tout simplement survivre, une femme doit se mettre sous la protection d’un homme. Une bonne mère, une bonne grand-mère doivent donc former les filles à ce rôle qui leur permet de ne pas mourir prématurément. Le plus drôle, si l’on veut, c’est qu’en vérité vivre avec un homme est la chose la plus dangereuse qui soit puisque le féminicide est implicitement autorisé en France (aucune loi ne protège les épouses et les assassinats vont bon train).

Une amie de ma mère voulait m’aider à faire des études d’art mais elle est morte, hélas pour moi, à l’âge de trente-deux ans. J’ai donc été vouée à l’enseignement primaire, « un bon métier pour une femme » dont on sait que « naturellement » elle est là pour s’occuper des enfants afin de rapporter au foyer un peu d’argent de poche pour se payer des robes. C’était un peu comme on vouait jadis les enfants au blanc et au bleu pour la Vierge Marie : on ne leur demandait pas leur avis. Placée de force dans cette prison, haïssant plus que jamais les groupes d’enfants (et les robes qui sont, comme on le sait, des vêtements d’enfant gardés à l’âge adulte pour signer une condition d’éternelle mineure), j’ai mis toute mon énergie à en sortir, à pousser la terre de ce tombeau pour arriver à la surface. Je sais que d’autres se préoccupent d’arriver au ciel mais quant à moi je voulais juste arriver sur terre et prendre un bol d’air. J’ai réussi à devenir prof de fac, à faire de la recherche, à écrire des livres et à travailler avec des adultes. Ce fut un rude combat car je ne possédais pas les codes, socialement parlant. J’ai donc mené une carrière bizarre et décalée au milieu des descendant·es et des héritier·es, et j’ai même réussi à faire de l’histoire de l’art, alors réservée implicitement à celleux qui avaient des œuvres d’art à la maison. Cette discipline s’est heureusement démocratisée depuis.

Pendant ce temps je faisais toujours de la peinture. A l’âge de quarante-six ans j’ai enfin pu réaliser le rêve de faire des études d’art plastiques et ce furent trois années épuisantes et merveilleuses. « C’est bien tard », aurait sermonné Simone de Beauvoir à la fin du Deuxième sexe, soulignant avec amertume la carrière rabougrie des femmes artistes. « Mieux vaut tard que trop tard », pourrait-on cependant rétorquer. Et d’ajouter, avec Catherine Dufour, que le mot « carrière » évoque avant tout un tas de pierre (ce trait de réalisme est issu d’une conversation privée).

A l’époque on ne jurait que par l’art conceptuel et la peinture n’était pas la bienvenue, mais baste ! J’ai commencé à faire des expositions. Puis j’ai créé un master professionnel à la fac et fini l’enseignement ! Ce qu’on faisait, c’était de la formation. Avec mes étudiantes on montait des expositions, on faisait du graphisme publicitaire, de la rédaction, de la médiation culturelle. Recherche et formation, écriture de livres (essais, nouvelles de SF, romans de SF), c’était bien et j’ai eu enfin de la chance, même si la pente a été rude à remonter. Alors, une pensée pour toutes celles qui sont en train de la gravir, qui ont rejeté la terre d’un tombeau, qui veulent vivre contre les diktats sociaux, religieux, familiaux etc. Ne vous sermonnez pas parce que vous mettez du temps : on ne peut pas faire autrement d’autant plus que celles qui vous imposent ceci ou cela l’ont subi elles-mêmes, parfois toute leur vie.

En conséquence il n’y a jamais de « parcours ». C’est une pure idée marketing, une idée pour Linkedin, une façon factice de se présenter à soi-même. On ne peut vivre que dans l’éclatement perpétuel du fameux « moi » dont tout le monde se préoccupe tellement aujourd’hui (« aimez-vous vous même » ! et puis quoi encore ?). En fait, on n’est qu’une boule de résistance et d’énergie à la fois absurde et multiple, qui perd des électrons à chaque passage et se mêle à tout ce qui nous entoure. On ne maîtrise rien, on ne va pas quelque part, même pas vers la mort sur laquelle on n’a aucune prise. Tous les buts, toutes les frontières qu’on peut s’imposer sont dérisoires. Comme dirait Douglas Adams, l’auteur du guide du routard galactique, c’est le grand micmac général.

Le capitalisme patriarcal ne peut pas le supporter et c’est pourquoi il impose « la croissance » et son cortège de CV bien lissés, de livres bien rangés par noms de mecs sur des étagères et un rassurant binarisme universel hérité d’Aristote et qui s’applique à tous les domaines de la vie : chien ou chat ? vin ou bière ? canapé simple ou convertible ? Mac ou PC ? thé ou café ? homme ou femme ? Dans tous les cas ce binarisme induit une mineure : des deux éléments comparés, l’un est toujours vécu comme inférieur à l’autre. Binaire n’a jamais voulu dire « égal » ou « complémentaire », au contraire. Binaire signifie qu’on trouve forcément « moins bien » un des termes de la comparaison implicite que suppose leur confrontation.

Je me souviens des séances de CV dans mon master avec mes étudiantes : elles se demandaient comment se réduire à ce carcan pour donner d’elles-mêmes une image flatteuse (c’est-à-dire logique, cohérente et unifiée) de leur « expérience » si diverse et multiple en réalité. On ne s’en est sorties à l’époque que grâce à ce bon vieux Cicéron et à son « ethos » que nous interprétions comme une schizophrénie aussi volontaire que quotidienne. L’ethos, ce n’est pas nous : c’est un costume, une pose, une attitude liée à une situation donnée. Un avocat qui défend un client n’a pas besoin d’épouser sa cause. Attitude dangereuse ? Se dédoubler, créer un être immobile, lisse et parfait, tout verdâtre, cadavérique mais efficace, une image morte et fausse, un fantôme au risque du vampire car créer des doubles est toujours diabolique, tel est le but du CV patriarcal. Il se résume en un pitch dans les « bios » des réseaux sociaux : T’es quoi, toi ? C’est quoi ton domaine ? et une règle est claire : soit une seule chose.

La norme d’unicité est un fondement du patriarcat : peu importe que ce qu’on appelle « Einstein » ce soit en vrai sa copine, son assistant et les gens de son labo en plus de lui-même, peu importe qu’un réalisateur de film ce soit en vrai une équipe entière, peu importe qu’un auteur se soit en vrai toute une chaîne d’édition et de réflexions croisées. Au patriarcat il ne faut qu’un seul homme, le héros de lui-même, « un joli petit paquet » disait Alphonse Allais. Un homme blanc cisgenre, pas une femme, pas un Noir, pas une enfant, pas une chienne, pas une trans, pas un cheval même s’il est aussi smart que Hol dans La vestale du calix. C’est pourquoi tout le monde tente de se plier à cette norme, à faire semblant d’être un homme blanc cisgenre (même le cheval). Et chacun, chacune de rédiger courageusement son CV en faisant semblant de l’être. Mais comme l’écrivait l’indépassable Audre Lorde dans sa biographie romancée intitulée Zami : « Je vous parle en tant que poète, noire, féministe, lesbienne, mère, guerrière, professeure et survivante du cancer ». Quelle merveilleuse phrase où tout s’entrechoque, pulvérisant tabous et préjugés (lesbienne et mère ? mère et guerrière ?). C’est un refus absolu du moi unifié, de cet idéal « d’être soi-même » que cite Haraway dans son Manifeste cyborg.

Comment faire péter la norme patriarcale implicite du héros unique voué à une seule tâche, ce héros masculin plein de lui-même, centre indiscutable et rayonnant de son propre univers ? Et que sont ennuyeux les dérivés de cette obsession ! Le « développement personnel » pour être « la meilleure version de soi-même » (en américain dans le texte), la diktat de « s’aimer soi-même », le « prenez soin de vous » qui avait interloqué Sophie Calle, l’individualisme replet… et d’une manière plus grave la création de frontières et de binarisme faits pour assurer la quiétude du petit homme. Paniqué à l’idée de n’être pas grand-chose et de n’avoir aucune maîtrise sur son « parcours » et son « destin », le gars en question crée l’Autre, l’Etranger, l’Ennemi, le Pas-Moi (il se croit référence absolue). Et il tient éperdument toutes les frontières comme dans Le désert des Tartares. Adamiste en diable, il classe les animaux et erre dans un labyrinthe de catégories figées. Mais ça bouge, ça bouge sans arrêt et c’est pour lui insupportable. Il veut des taxons, il veut un unique ancêtre commun qu’il baptise d’un nom masculin (LUCA), il veut le vampire verdâtre, il veut mettre la dernière main à son curriculum vitae. Mais en fait tout cela n’existe que dans les rêves angoissé d’un petit homme qui désespère de ne plus voir toutes les flèches monter dans les graphiques de la production. Les seules flèches qui montent sont celles du réchauffement climatique ; il faudrait changer, ne plus être ce petit homme-là, rejoindre les mouvements écoféministes de décroissance mais notre bonhomme résiste, raidi sur son CV comme sur un lit mortel.

Tu as publié Libère-toi cyborg ! dans la collection Sorcières aux éditions Cambourakis. Le livre reprend les romans cités dans le Manifeste cyborg de Donna Haraway pour penser les luttes féministes par le prisme de la science-fiction. À quoi ressemble la science-fiction féministe ?

Oui, et le livre va bientôt être publié en format poche ! Merci à l’éditrice et à son équipe !

C’est vrai qu’il se veut une introduction à la SF féministe à travers ce que j’ai baptisé « liste H » – H comme Haraway, H, peut-être, comme le souvenir de « trouvez Hortense » de Rimbaud… H comme l’Hortense philosophe de Jacques Roubaud. Une SF essentiellement étatsunienne car Haraway lit dans sa propre langue (y compris Wittig en traduction ; Les Guerrillères passent aux USA pour un roman de SF !). Il manque des Wintrebert, des Vonarburg, des Silverberg et autres plumes francophones dans cet état des lieux qui n’est qu’un point de démarrage.

La SF féministe ressemble à un gisement fossile qu’on n’aurait jamais pris la peine d’explorer. Les « single-gender worlds » sont réputés être de pesants romans à thèse (alors que Herland par exemple est prodigieusement comique !), on a du mal à élire les « chef-d’oeuvres » que demande le patriarcat dans son éternel souci d’unicité et du Nom-d’Un-Seul. Défaut majeur, beaucoup (pas tous !) sont écrits par des assignées-femmes ! Et par où commencer dans cet océan sans phare, sans « highlight » ? Le repère, le guide-âne, le pense-bête, le Lagarde et Michard des grands hommes, voilà toute l’exigence du patriarcat. Sans compter qu’ils ne sont pas traduits en français, ou alors très mal, comme c’est le cas de The female man de Joanna Russ (rien que le titre, L’autre moitié de l’homme… ben voyons !). C’est d’ailleurs le cas de nombreux romans de SF par le passé car les traductions étaient mal payées, peu valorisées et négligentes. Avec la reconnaissance grandissante de la culture pop, les traductions sont bien meilleures aujourd’hui. Il suffit de comparer, dans le domaine du roman policier, la nouvelle traduction d’Agatha Christie à l’ancienne pour se rendre compte de ce que nous avons manqué quand nous la lisions dans notre enfance !

La « liste H » présente l’intérêt d’avoir été extrêmement pensée par Haraway. Elle ne cite pas au hasard les romans qu’elle choisit. Elle a lu énormément de science-fiction, comme elle le précise dans le documentaire que lui a consacré en 2016 Fabrizio Terranova. Dès lors si elle choisit ces romans-là, et pas d’autres, c’est avec une idée derrière la tête. Et cette idée, à mon sens, c’est l’intersectionnalité avant la lettre. L’autrice qui la frappe le plus est Octavia Butler ; on se rend compte à la lecture du Manifeste cyborg à quel point la thématique des Femmes blanches/Femmes noires/Hommes noirs est centrale dans son propos. Significativement, ce sont les trois groupes qu’elle oppose à l’aristocratie mâle blanche des sciences, en invitant ces personnes à approfondir leurs connaissances dans ce domaine. C’est ce que j’ai fait, en autodidacte comme d’habitude.

Octavia Butler est vraiment l’autrice-phare (puisqu’il faut des phares) du Manifeste cyborg et Haraway souligne le caractère déterminant de son influence dans divers entretiens réunis dans son Reader (un livre qu’elle a composé elle-même avec des extraits, des interviews… publié en 2003 chez Routledge). Grâces soient rendues aux éditions Le Diable Vauvert (sises à Vauvert !) qui ont traduit bon nombre de ses romans en français. Butler porte un univers science-fictionnel incroyable, hanté de patriarches violents et d’extra-terrestres méduséens, de vampires à la cruauté sans limite, de têtes qui volent à travers la pièce (vais-je vraiment vous donner envie de la lire avec ce dernier détail ?) où la puissance des femmes noires est d’une résistance infinie. C’est chez Octavia Butler que Haraway a rencontré certaines idées qu’on peut trouver incongrues dans le Manifeste cyborg, comme l’écriture comme technologie de la résistance ou la réhabilitation de la Malinche. Tout ceci figure dans les romans de Butler, autrice frappante s’il en fût jamais.

On comprend dès lors comment la cyborg (car c’est LA, Haraway le confirme elle-même) devient une « formation » politique au sens d’une escadrille d’animales volantes diverses (comme dans Shrek le Troisième avec Blanche-Neige la ninja !). Toutes différentes de couleur de peau, de religion, de pratiques sexuelles, de convictions personnelles, d’âge ou de valeurs politiques, les femmes qui travaillent dans la Silicone Valley (c’est l’exemple principal que développe Haraway) à monter des ordinateurs n’ont pas d’autre choix que de s’unir, et c’est ça la cyborg. Peu importent les « options divergentes », les « moi-je », « mes valeurs à moi » et autres foutaises individualistes de luxe. Plus divisées et plus opposées que jamais, les femmes se liguent et c’est là le seul espoir de ce « féminisme socialiste », de « langue commune » que mentionnent titre et premier sous-titre de l’essai. « Mythe politique ironique » ? Peut-être, mais faisable, en somme, si on parvient à résister à l’ennemi qui toujours insistera sur la « division » du groupe (« le mouvement est divisé », vu à la télé). Oui, il est divisé mais il trouve sa force politique dans cette division constitutive ; on n’a pas à « être d’accord » avec les voisines, la seule chose qui compte est l’action collective. Oublier ses opinions pour produire de l’action, voilà l’enjeu, du moins je crois. C’est du moins ma lecture du Manifeste cyborg !

Ïan Larue, La tête de la cyborg, 2022

Donna Haraway conclut son Manifeste cyborg en disant que «Bien qu’elles soient liées l’une à l’autre dans une danse spirale, je préfère être cyborg que déesse ». En prenant le temps de recontextualiser cette phrase dans ton livre, tu dissipes toutes les visions dualistes qui peuvent en dériver et dessines le potentiel d’une géniale et dangereuse alliance entre déesse et cyborg. Comment se sont elles retrouvées dans cette danse ?

Clairement, cette phrase finale est un clin d’œil à Starhawk et à sa Spiral Dance qui a été un best-seller lors de sa parution en 1979 et qui a joué un rôle culturel essentiel dans l’autre contreculture, celle dont on ne parle jamais, celle de la Déesse et de la passion que ce thème a suscité. Starhawk, voici encore une personnalité aux multiples facettes ! Activiste, foucaldienne, néopaïenne, wiccane, dianique, écoféministe, écrivaine, cheffe religieuse, philosophe, sorcière, journaliste, californienne (à mon avis californienne est une activité à part entière : Haraway, de son côté, court sur la plage avec des chiens !) elle écrit sans ambages des textes décisifs. Elle n’en demeure pas moins timide et surprise, selon une amie de Los Angeles qui joua un rôle important dans son coven, par le retentissement de son travail en France et les deux éditions coup sur coup de Rêver l’obscur, en 2003 et en 2015 (Chez les Empêcheurs de penser en rond puis chez Cambourakis). J’ai étudié son œuvre et la Wicca dans un livre qui devais s’intituler Yes, wiccanes ! mais qui, hélas, porte le titre obscur de Fiction, féminisme et post-modernité. Il s’agit précisément d’un livre sur les sorcières wiccanes et la réinvention made in USA de pratiques venues de Grande-Bretagne. L’origine de la Wicca est clairement érotique (lisez mon bouquin, vous aurez tous les détails !) mais le passage aux USA a transformé cette matière première pour n’en garder que la dimension de jeu. Religion païenne, ludique, féminine, souvent solitaire sauf au moment de grandes réunions où on danse en spirale et où on pratique la magie blanche, la Wicca est à mon sens un proto-féminisme, un acte de résistance en milieu hostile. Si je suis une fille d’un village perdu de l’Alabama, dans un état qui interdit l’avortement et qui pratique la peine de mort, avec la supérette du coin qui ne me propose que Fast and Furious 17 ou Rambo 128 tandis que chaque père de famille veille sous sa véranda avec sa Winchester 1866, prêt à tirer sur l’oiseau moqueur, je trouverai de la puissance, faute de mieux, dans mes potions et mes chaudrons. C’est du survivalisme féministe (rare car le survivalisme ne l’est pas, en général !).

Haraway reconnaît le lien entre déesse et cyborg, entre sorcière wiccane planquée et travailleuse blanche ou racisée bossant dans une zone franche industrielle. Ce sont les deux faces d’une même médaille. C’est la même danse libératrice, le même espoir de se tenir la main ailleurs que devant un film d’action avec un mec patriarcalisé (certains ne le sont point ! Perles rares !). On n’oppose pas déesse et cyborg parce qu’elles sont unies dans la même danse. Choisir d’être l’une ou l’autre en fin de compte, c’est du cosplay : le même fond demeure.

Ϊan Larue, Tête de la Déesse Edelson, 2022

Les œuvres de science-fiction citées dans le Manifeste cyborg sont parfois très difficilement accessibles en France notamment Dawn d’Octavia Butler, qui n’a pas été traduit, The Female Man de Joanna Russ, dont la traduction ne laisse entrevoir que l’ombre de l’œuvre originale, ou encore Superluminal de Vonda McIntyre, n’ayant eu droit qu’à un tirage confidentiel dans les années 80. Comment l’expliquer ? De manière plus générale comment faire connaître la science-fiction féministe et écoféministe ?

Par les pdf qui circulent sur Internet et qui parfois débouchent sur une « vraie » édition. C’est le cas récent des Bergères de l’Apocalypse de Françoise d’Eaubonne. Tout le monde voulait lire ce roman de science-fiction introuvable qui datait de 1977. Un ami qui en avait par miracle un exemplaire s’était dévoué pour le scanner. La « demande » est devenue si importante qu’elle a fini par attirer l’attention des éditions papier : le roman a été réédité en 2022 aux Editions des Femmes.

Parfois, les textes introuvables demeurent à l’état de pdf, passant sous le manteau comme au temps de Huysmans quand circulait ainsi la Pieuvre d’Hokusai… Sont introuvables non seulement les romans mais aussi les textes théoriques, devenus « livres rares » comme La dialectique du sexe dont j’ai parlé tout à l’heure. Ce n’est pas seulement la SF féministe c’est TOUT le féminisme et son histoire qui est underground. On ne s’étonnera point en fin de compte que la contreculture féministe, si importante dans ses manifestations littéraires, philosophiques, artistiques, intellectuelles soit si invisibilisée.

Ϊan Larue, Mains du dieu cornu et de la cyborg, 2022

La liste H comporte également le roman Par-delà les murs du monde, qui propose aussi une forme d’alliance, cette fois entre humain.es et tyrennis – des sortes de grandes raies mantas volantes – qui devront apprendre à communiquer en mettant en commun leurs pouvoirs psychiques pour faire face à la destruction de leurs mondes. Ce livre a été écrit par James Tiptree Jr, auquel tu as consacré un travail de recherche biographique. Que peux-tu nous dire à son sujet?

Une des héroïnes de ce roman est une scientifique noire, on comprend pourquoi Haraway l’a sélectionné dans sa liste ! Ce qui est extraordinaire, dans Par-delà les murs du monde (un des rares romans de la liste H à être disponible facilement en librairie), c’est l’inversion radicale des rôles féminins et masculins dans le monde des extra-terrestres : les hommes sont des Pères nourriciers, ils remplissent la noble fonction, très prestigieuse, d’élever les rejetons car c’est le plus important au monde, tandis que les femelles, curieuses, voyageuses, exploratrices, sont toujours par monts et par vaux à l’affut d’expériences nouvelles et de découvertes : pas tout à fait un monde à l’envers, parce que cette activité-là, activité des femelles, celle qui correspond aux prérogatives masculines sur notre Terre, est sur cette planète complètement dépréciée. Une bonne mère de famille terrienne, qui s’est dévouée toute sa vie à ses enfants et à ses proches, qui est tellement méprisée que son travail gratuit n’est même pas comptabilisé dans le PIB (ce détail figure dans le roman), se trouve qualifiée de Père, extraordinairement admirée et respectée par les extra-terrestres.

Pliée de rire, Joëlle Wintrebert se moquait dans Le sexe de ta plume de tous les auteurs qui avaient salué le caractère « viril » de l’écriture de Tiptree – et plus rien sur Internet : le site de l’autrice a disparu et les précieux dossiers du Cafard cosmique, dans lesquels figurait cet article, ont disparu également. Et pourtant, en 2022, Wintrebert vient de recevoir le prix Ayerdhal… C’est dire la fragilité du genre.

Heureusement, j’avais pris naguère quelques notes que voici : « prenant la mesure du violent sexisme qui raréfie les autrices de science-fiction, elle [Wintrebert] précise : ‘’Anecdote aussi célèbre que savou­reuse, James Tiptree (on ignorait alors qu’il était le pseudo d’Alice Sheldon) fut traité de ‘mâle chauviniste’ par Samuel Delany. Quant à Ted Sturgeon, pourtant homme éclairé, il écrivait : ‘Il a été suggéré que Tiptree était une femme, théorie que je trouve absurde, car il y a pour moi quelque chose d’inéluc­tablement masculin dans l’écriture de Tiptree.’ Bien entendu, quand l’autrice révèle son identité, deux ans plus tard, tout le monde s’accorde à lui trouver des accents féminins ».

Mais, détail d’importance, Tiptree ne révèle PAS son « identité » !

On ne peut pas dire que James Tiptree « était une femme » et que ses chers copains de l’époque, menant une enquête serrée dans la rubrique nécrologique des journaux, ont « révélé » le « vrai sexe » de l’auteur en pistant James après la mort de sa mère. On ne peut pas dire, comme le préfacier de son livre d’or, Pierre K. Rey, qu’elle a voulu crier au monde sa vraie nature de femme.

Non. James Tiptree était un homme trans et il a été « outé ». Le « outing » est une violation de la vie privée, passible aujourd’hui de poursuites, qui peut détruire la vie d’une personne trans. Cela consiste à révéler la transidentité de quelqu’un sans son consentement. Or je soutiens, après avoir étudié de près sa biographie et ses lettres, que James Tiptree était un homme trans même si son portrait physique (une blonde à frisettes) ne correspondait pas à son identité de genre.

James Tiptree s’en est sorti parce que le mouchard Internet n’existait pas encore quand il écrivait romans et nouvelles. Il a pu passer toute sa vie littéraire en homme sans que personne ne le voit jamais. Dès son enfance, il préfère se voir surnommer Alli. Dès son plus jeune âge il accompagne ses parents en safari : cela lui donnera une conscience aiguë de la violence coloniale et sexiste de cet univers de prédation (les Noirs sont des « boys » et on dépossède les femmes de leurs chasses). Cela transparaît dans nombre de ses nouvelles. Dans ses lettres à ses amis (qu’il n’a jamais vus), il se présente en homme, allant jusqu’à se raser de frais car il a reçu une lettre féminine parfumée (dit-il). Son unique interview a été faite par écrit et à distance. Il avait travaillé pour les services secrets et connaissait toutes les astuces, de la boîte postale anonyme au refus des appels téléphoniques pour des raisons toutes plus plausibles les unes que les autres.

Et puis un jour, sa mère meurt et James est cité comme Alice Sheldon dans une notice nécrologique. Ses amis masculins sont indignés par la « révélation » (que James n’a jamais faite). Ses amies féminines, au contraire, font preuve de gentillesse : Ursula Le Guin l’appelle « ma sœur » et Joanna Russ (qui tant de fois lui a reproché son sexisme !) lui tend une main secourable et lui propose devenir lesbienne pour surmonter la catastrophe. Mais rien n’y fait. Il est probable que James Tiptree souffrait par ailleurs de fragilité psychologique, accrue sans doute par le comportement de sa mère qui lui avait interdit dans sa jeunesse de se couper les cheveux, de sacrifier cet « ornement », l’avait envoyé dans une « finishing school » pour filles où il s’était senti, sans surprise, très malheureux puis lui avait plus ou moins imposé de se marier. Tout cela ne peut pas aider un homme trans à vivre mieux.

James Tiptree s’effondre après avoir été outé et sa vie s’achève alors rapidement avec un meurtre et un suicide. Il assassine son mari Tim et se donne la mort ensuite. Assassiner sa famille avant de se tuer est un acte dont le mode opérationnel est largement connoté masculin dans la société actuelle. Il a laissé deux romans et énormément de nouvelles transféministes tout aussi extraordinaires les unes que les autres et presque indisponibles comme il se doit. Quelques librairies spécialisées en ligne, comme Scylla, en ont parfois quelques exemplaires rares !

James Tiptree a par ailleurs entretenu une longue correspondance écrite avec Joanna Russ. Comment les correspondances entre les personnes sont-elles un moyen d’affirmer des identités ?

James Tiptree entretenait en effet des correspondances avec énormément d’auteurs et d’autrices de son temps qu’il n’avait jamais vues en vrai. Cela peut nous paraître étrange, voire impossible, mais à travers les pseudos, les photos floues, les avatars fantasques et les réunions Zoom caméra cachée, ne sommes-nous pas en train de revenir à ce stade ? Le covid a accentué le phénomène. Je n’ai jamais rencontré en vrai des personnes avec qui je travaille avec passion, comme Julie Crenn, curatrice écoféministe qui m’a sauvée de l’isolement et encouragée dans ma peinture, Cécile Lecan qui fait de palpitantes conférences d’histoire de l’art en ligne et qui m’inspire par les tableaux qu’elle présente ou trois Canadiennes avec lesquelles j’ai parlé par Zoom pendant plusieurs mois dans le but d’écrire une présentation de leur travail artistique. Depuis deux ans, mes relations avec mes amies et ma famille ne passent plus, pratiquement, que par le numérique. C’est le cas de toutes les personnes qui sont comme moi « à haut risque » (et non pas « fragiles » : nous le sommes moins que d’autres si nous sommes encore vivant·es bien que la maladie soit pour nous très mortelle).

D’une façon générale, nous pouvons si nous le désirons nous choisir une identité numérique de manière très libre, encore que cela demande une attention encore plus extrême que celle de James Tiptree allant relever en catimini sa boîte postale ! Car ici comme ailleurs, l’enfer c’est les autres – personne ne maîtrise sa « branding image » à moins d’être vraiment seule au monde sur une île numérique déserte. Ceci dit je connais trois personnes qui n’ont pas d’ordinateur, pas de mail et pas de téléphone portable. Et qui s’en sortent ma foi pas si mal, malgré les obstacles qu’on peut deviner dans la vie quotidienne.

Dessin de James Tiptree apparaissant dans sa correspondance avec Joanna Russ et également publié dans le fanzine The Witch and the Chameleon

Pour lire la partie deux de l’interview, c’est par !

Propos recueillis par Charline Kirch

Libère-toi cyborg ! est désormais disponible à la vente en poche par ici.

Crédits image de couverture : Ϊan Larue, « Mains du dieu cornu et de la cyborg », 2022

Ma gratitude éternelle à Ïan Larue pour tout ce qu’elle m’a apporté !

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