La danse spirale de la cyborg et de la déesse

Déesses fossiles, une histoire transféministe du clitoris (II)

Texte et Sculptures Ïan Larue

Photos expo156 & Transductionism // Vidéo Nortu98

2023 : Charline

Sept ans plus tard je rencontre l’artiste et curatrice Charline Kirch. Elle veut me poser des questions sur mon essai Libère-toi, cyborg !. J’écris les réponses et l’interview est publiée sur Expo 156 – là même où vous êtes à présent, chèrex lectorices.

Je suis non-binaire. Qu’est-ce que se dire non-binaire, pour parodier le titre de l’excellent bouquin de Natacha Chetcuti, Se dire lesbienne ?

– Natacha, que faut-il faire pour se dire lesbienne ?

– Il faut lire tout ça !

(Et elle brandit en riant l’énorme bibliographie de son génial opus).

Se dire non-binaire, est-ce affaire de lectures ciblées et de déconstruction intellectuelle ? C’est le travail de base de toute position marginale dans l’ordre des « genres et orientations sexuelles », pour reprendre une expression fréquemment employée. Le discours des personnes trans ou asexuelles (pour ne prendre que ces exemples-là)  est en général très ferré et très documenté.

Et comme en transidentité, en non-binarisme on ne se préoccupe pas forcément à fond d’accomplissements physiques signalétiques. C’est celui ou celle qui dit qui l’est, comme disait Duchamp à propos des artistes. Duchamp aurait pu écrire un essai intitulé Se dire artiste. Il aurait été vite lu car il suffit de se dire artiste pour l’être.

On peut trouver pénible la nécessité de sans cesse « se déclarer » telle ou tel alors qu’on n’en demande pas tant aux hétéras et hétéros. Elleux vont de soi, un peu comme le masculin en grammaire, ce qui en dit long sur le festival constant de violence symbolique qu’est notre société sexiste et raciste.

En mars, les déesses fossiles commencent à s’agiter dans leur carton sans acide. Elles ont décidé qu’il était temps de revenir, sans doute. Charline adore les fossiles, elle fait des expéditions avec son frère pour en trouver. J’ai moi-même jadis traîné femme et enfants à Villers-sur-mer afin de découvrir des piquants d’oursins et des huîtres jurassiques, même si ce temps depuis longtemps n’est plus.

Je dis à Charline que j’ai fabriqué de faux-fossiles, je les lui envoie par la poste et elle réalise à partir de ces petites pièces une série de photographies.

Déesses fossiles, série photographique de Charline Kirch

Pour les déesses fossiles, Charline abandonne le mode opératoire que normalement elle construit quand elle réalise une série. Au contraire, elle entre dans des procédés divers : noir et blanc, couleurs inversées, photos de détail avec bagues macro, de l’objet entier, d’un groupe d’objets, avec ou sans flash, et avec une table lumineuse elle joue, ou non, sur la translucidité de la cire qui compose certaines des pièces.

Les déesses fossiles par Charline Kirch, série de 24 photographies imprimées sur du papier semi-brillant au format 329 x 483 mm.

Les déesses de Charline ne sont ni des figures sacrées dans lesquelles s’incarnerait un pouvoir religieux, ni des représentations qui par définition excluraient l’objet qu’elles remplacent en en donnant l’image (enfin, c’est ce que dit Platon : représenter c’est donner à voir quelque chose qui par sa nature-même congédie la réalité). Ce sont des figures aussi mystérieuses que le « vaste contingent de symboles » dont parle Marija Gimbutas dans Le langage de la déesse (note : éditions des femmes, 1989, Introduction, p. 27). Pour l’archéologue lituanienne, la seule façon de comprendre ces symboles c’est de les considérer ensemble comme un langage. Ce langage, qu’on appelle celui « de la déesse » dans le titre de l’ouvrage, est avant tout celui d’une civilisation perdue, la civilisation « old-européenne » dont je parle dans Dis, papa, c’était quoi le patriarcat ? . C’est une civilisation où le rapport entre les humains, les plantes, les animaux est totalement différent de ce qu’on entend aujourd’hui. Nous avons la manie du classement, ce qui a donné ces catégories subtilement hiérarchisées. Mais rien de tel n’avait cours dans le langage dit « de la déesse », autrement dit d’une civilisation tellement perdue qu’elle n’a même pas une section de musée à son nom.

Assemblage des impressions par ordre de sortie de l’imprimante. Photo : Nortu98

Curieusement, c’est chez la philosophe contemporaine Donna Haraway que Charline trouve les éléments qui permettent de saisir aujourd’hui ce langage. Haraway dissout les frontières et les binarismes, que ce soit nature/culture, vivant/artefact ou féminin/masculin. A ce sujet, on peut se demander si la taxinomie obsessionnelle de la biologie ne serait pas une sorte d’adamisme, au sens où Adam nomme les plantes et les animaux (et sa femme) comme autant d’objets à son service dans un monde taillé évidemment pour lui : son petit cosmos. C’est du moins ce qui apparaît clairement dans le Manifeste cyborg.

Haraway, reine de l’humour noir, développe un optimisme féroce et grinçant, étrangement joyeux. Mieux vaut n’importe quoi que le patriarcat car il est la matrice de toutes les oppressions du monde, pour résumer. Les femmes noires, les femmes blanches et les hommes noirs se regroupent sur les ruines exsangues de la « famille », la bien nommée « cellule ». Sortez de la cellule, mitochondries de demain ! Désormais la cheffe de famille c’est elle, l’adolescente ou la jeune femme qui fait vivre tout le monde, hommes, enfants et vielllardex. De cette nouvelle structure affreuse mais intéressante peuvent surgir tant de nouvelles possibilités !

Au lieu de ressasser « l’homme », thématique récurrente qui commence à nous gonfler (c’est une manie dans les documentaires d’Arte !) Haraway ouvre à un monde merveilleusement délivré du paradis terrestre et de tout son fourniment. Et elle n’est que la Hellequin de toute la maisnie, si je puis me permettre cette comparaison. Derrière elle on devine Lynn Margulis (qui étudie la coopération en biologie, à la place des idées de lutte pour la vie) ou James Lovelock (Gaïa est une symbiose). Et tant d’autres ! On aperçoit le bouc des sorcières, la cyborg, le papillon monarque, une chienne, une bactérie… une oddkin, bizarres parentées, plus constitutives d’un vrai monde que toutes les patines crasseuses de la religion et des rôles sociaux imposés par le trop fameux « sexe ». Merci, Haraway, pour avoir ouvert la fenêtre ! On manquait d’air !

Paléotrans

Charline créant ses photos n’a pas beaucoup de temps et son exploration tous azimuts, si contraire à ses habitudes, laisse remonter librement des figures ambivalentes. Surgissent alors des déesses phallico-vulvaires, des formes intermédiaires qui me rappellent irrésistiblement les traditions paléo et néolithiques. Oui, ça existe depuis longtemps ! Les livres de Gimbutas sur la « vieille Europe » en témoignent. Old-européenne, c’est le nom que j’ai donné à cette « Vieille Europe » de Gimbutas qui évoque trop pour nous l’idée que se font les Américainex de nos contrées.

C’est une très longue période qui englobe paléo et néolithique sans solution de continuité et qui a produit des formes spécifiques : statuettes d’apparence féminine, spirales, chevrons, V, zigzags, mamelons, fesses en forme d’œufs doubles et autres motifs qu’on ne retrouve plus ensuite.

On sait depuis longtemps que les organes génitaux des mammifères sont en quelque sorte rétractables, qu’ils peuvent être dedans ou dehors selon la situation et que ce n’est pas la peine d’y passer le réveillon. On sait aussi que certains poissons changent de sexe suivant le contexte, que les lézardes à queue en fouet se reproduisent sans mâle et qu’elles ne sont pas les seules. Tout cela a très certainement été remarqué depuis longtemps, y compris la similitude entre clitoris et pénis. Aurait-on oublié qu’aux époques paléo et néolithique on n’avait aucun tabou au sujet de la dissection ? Une preuve indirecte est la similitude entre une tête de vache, avec ses cornes et des rosettes qu’on y place fréquemment, et ce qu’on appelle « trompes de Fallope » dans l’appareil reproducteur féminin.

Gimbutas parle de taureau mais si on n’a que la tête, va savoir si c’est un taureau ou une vache ! Ceci dit, le rôle du taureau comme animal « féminin » est patent à cette époque. On trouve chez des auteurs grecs anciens, comme le néoplatonicien Porphyre, mais aussi chez Ovide ou Virgile, un lien entre taureaux et abeilles, animales chéries par la maîtresse des animaux. Ce sont des symboles difficiles à déchiffrer : comment admettre que les abeilles soient engendrées par des taureaux ? Ou que le taureau soit assimilé à la force de régénération de la Terre ?

Aujourd’hui on voit le taureau comme un animal « viril ». C’est oublier que le torero en habit de lumière, c’est autant un modèle de virilité tradi que Patrick Juvet chantant Où sont les femmes… et que les déesses anciennes avec des clitoris externes sont légion.

Savant-elles, les personnes trans, que depuis le paléolithique on les a représentées ?

Winifred Lubell, The Metamorphosis of Baubo, Vanderbilt University Press, Nashville & London, 1994, P.64
Winifred Lubell, The Metamorphosis of Baubo, Vanderbilt University Press, Nashville & London, 1994, P.154
Marija Gimbutas (Gimbutiene), Le langage de la déesse, éditions des femmes,1989, P.263
Marija Gimbutas (Gimbutiene), Le langage de la déesse, éditions des femmes,1989, P.263
Marija Gimbutas (Gimbutiene), Le langage de la déesse, éditions des femmes,1989, P.68
Marija Gimbutas (Gimbutiene), Le langage de la déesse, éditions des femmes, 1989, P.66

2023 : Jagna Ciuchta, Toutex à la fois mutantex et multiples

C’est aussi sept ans plus tard, au même moment, que Jagna Ciuchta me propose de participer à sa future exposition à la Chaufferie de Strasbourg, Toutex à la fois mutantex et multiples, en compagnie du performeur Rose-Mahé Cabel. Quand des déesses décident qu’il est temps de ressurgir, elles ne font décidément pas les choses à moitié !

Photo : Toutex à la fois mutantex et multiples ©A.Lejolivet-HEAR

Sans savoir que Charline était en train de les photographier, Jagna repère mes fossiles de déesses. Elle décide de les présenter dans une grande vitrine horizontale suspendue au plafond avec des sangles, sur fond noir. Elle installe un audacieux dispositif bien en accord avec le caractère vertigineux de la salle d’exposition, très haute avec un balcon surplombant. Le noir et le jaune fluo de sa peinture murale se confondent à leur limite en vert de mer.

Photos : Transductionism

Auprès de la vitrine on se sent comme sur le pont d’un navire à voile, à contempler les haubans qui filent dans les hauteurs des brumes. Le temps et l’espace, si aimés des cosmogonies contemporaines, semblent se dissoudre en une manière d’éternité cyclique. Les déesses-pieuvres-clitoris-poissonnes-fossiles sont alignées comme pour une marée noire. La vitrine oscille doucement si on lui donne une petite impulsion de houle. Les unes derrière les autres, elles semblent plus mortes que jamais et pourtant en route vers un autre monde possible. Elles sont toutes petites comme ces multiplex figurines féminines en argile ou en ivoire qu’on rencontre éparses dans tous les musées archéologiques, sans jamais les regrouper dans une salle rien que pour elles, une salle old-européenne, une salle pour ces milliers d’années oubliées, enfouies, réduites à néant.

Photos : Transductionism

Et les petites déesses retournent dans leur carton, jusqu’à leur prochaine métamorphose. Puisse cet article aider les artistes et expérimentateurices non-binaires au sens large (c’est-à-dire refusant les impensés de la société patriarcale hypersexuée) à remonter aux sources et à fabriquer et diffuser des formes androgynes comme les avaient créées les humainex préhistoriques.

Photos : Transductionism

L’écriture de cet article a été l’occasion de réaliser un classeur d’archivage des déesses fossiles. Il a été assemblé lors d’un workshop à Nancy le 15-16-17 mars 2024. Vidéo : Nortu98

Ïan Larue

La danse spirale de la cyborg et de la déesse

Déesses fossiles, une histoire transféministe du clitoris (I)

Texte et Sculptures Ïan Larue

2015. C’est l’automne à Port-La Nouvelle. La Méditerranée déchainée charrie des pieuvres mortes, des os de seiche, des coraux, de gros vers blancs d’environ un mètre, des planches et des canettes. En été les pelleteuses raclent le moindre coquillage ; l’hiver la plage est vide, quelques chiens fous cavalent en dépit des règlements de police dont l’observance se ramollit. Tout le monde s’en moque, de la plage hivernale.

Déesses

Tous ces cadavres marins, tous ces objets précieux et rescapés ! Ils sont comme les fossiles d’un monde perdu. Le bord de mer est un cabinet de curiosités. Des fossiles, on en a peu dans le monde. En découvrir est un petit miracle. Alors j’en invente à partir de tout cet univers. Pieuvres, os de seiche… déesses, clitoris. Etrange association ? Mais l’idée de la grande déesse, ravagée et tuée par le patriarcat, a aussi quelque chose du fossile. Elle reste, elle dure malgré tout. Elle ressurgit au bout d’un moment.

Fossiles en cours de restauration par Ïan Larue

C’est quoi cette déesse ? Un objet de culte, une idée culturelle ? Une grande figure dévonienne marine, comme dans Ponyo sur la falaise ? Une femme forte, une fantassine qui se défend en vain contre un homme armé à cheval, comme au début de Conan le barbare ? Une démultiplication de figures toutes ensemble, comme dans The Dinner Party ? Un souvenir, une résurgence têtue, une présence terrestre et marine qui n’a rien à faire, au contraire du dieu de colère de la Bible, dans le cosmos scientifique que les mâles blancs occidentaux tiennent comme une chasse gardée et qu’ils appellent « cosmologie » pour mieux mépriser ce qu’ils appellent « cosmogonie » ?

Les déesses sont de la Terre, non du ciel. Comme l’a montré Françoise Gange dans Les dieux menteurs, elles sont parfois masculinisées mais on les reconnaît à leur vie souterraine. Python est une serpente, Humbaba, l’ennemie du violeur et conquérant Gilgamesh, vit sous la montagne. Quetzalcoatl a beau avoir des prêtres et non des prêtresses, elle a tout d’une divinité féminine même si on lui attribue les fumeuses origines d’un nom de guerrier: une serpente à plumes, une oiselle serpente, bref un souvenir inconscient et immémorial des dromésaures (les fameux raptors qui étaient couverts de plumes). Elle est la créatrice des humains et de leur nourriture. Ses métamorphoses légendaires (serpente, fourmi noire) appartiennent à la terre. Il existe par ailleurs un dieu de la pluie et des tempêtes, Tlaloc. Les mythologies opposent souvent, quand il s’agit de la création du monde, une force tellurique à une force céleste. On en trouve de nombreux exemples dans le livre de Cécile Lecan, La Création du monde, destiné aux enfants mais d’un très haut niveau et qui présente des mythologies du monde entier.

L’exemple le plus étonnant de ce genre de résurgence est peut-être maître Yoda. Il ressemble à votre grand-mère, et ce n’est pas pour rien. Il (elle ?) est une déesse des souterrains, une force de la Terre et elle est la plus forte de toustes les Jedi. Normal, c’est une avatare de la grande déesse !

« La déesse », un concept politique

On parle de « religion » de la déesse mais le mot a été tellement abîmé par « les trois grandes religions » méditerranéocentristes qu’il devient difficile de l’employer, d’autant plus que ces fameuses « religions » sont des armes de destruction massive.

Qui était le fameux Yahvé, en vrai ? Un chef de guerre oriental ? Un envahisseur de base comme il y en avait tant au moment où déferlèrent des types à cheval dans les villages peinards ? Le vocabulaire« indo-européen » regorge de termes comme : gloire impérissable, gloire des hommes, guerre, peuple en armes, commandant, campagne militaire, jeune homme agité, chef, brigand, membre d’une troupe de jeunes guerriers, vengeance, haine, punition, arc, lance, javelot, poignards, dague, hache, citadelles, forteresses (voir Iaroslav Lebedynsky, Les Indo-Européens. Faits, débats, solutions. Paris, Éditions Errance, 2009). D’après certains pères de l’église, le dieu des chrétiens a des seins nourriciers, il est enceint et accouche du monde (voir Mithu Sanyal, Vulva. La revelación del sexo invisible, traduction espagnole de l’allemand, Anagrama, 2012, p. 103). En somme la puissance de l’idée de déesse est kidnappée au profit de ce nouveau venu. Destruction, mort violente et patriarcat sont désormais à l’ordre du jour, il n’est plus question d’un rapport au monde cyclique reposant sur l’alternance terrienne de la vie et de la mort. Mais cet héritage écrabouillé resurgit toujours : c’est cela même, « la déesse ». C’est l’idée que ce qu’on écrase, qu’on zappe ou qu’on détruit finit toujours par remonter à la surface, comme les fossiles…

Une des formes de ce retour est Dionysos ! Mais oui ! Dieu multimortel car une seule mort ne l’arrête pas, non-binaire parce qu’il semble bien au-dessus des notions d’homme ou de femme (ce genre d’assignation ne le concerne pas), iel a des copines en enfer (Perséphone et sa mère) et le toutou Cerbère lui lèche les pieds. Iel navigue sur la mer couleur de son vin et circule entre deux mondes : les enfers et la surface de la Terre. Point de ciel pour Dionysos, ce n’est pas son rayon. Dionysos c’est la rémanence de l’irrationnel dans la pensée grecque, un fantôme de déesse ancienne à qui les métamorphoses ne font pas peur et qui n’a jamais dit son dernier mot (voir Maria Daraki, Dionysos et la déesse Terre, Flammarion, 1994).

L’anéantissement historique concerté de ce que représente « la déesse » au moment de la montée de la chrétienté est tout sauf une gentille évolution. N’en déplaise aux Derniers jours de Pompéi, la religion du Dieu Unique Masculin (appelons-le DUM) a été imposée de force. Il a fallu en briser, des « idoles », pour arriver à écraser le féminin au profit du DUM. Il a fallu en inventer, des Eve soumises, des historiographies menteuses, il a fallu les multiplier les dépréciations fielleuses et les guerres tueuses, comme le rappelle l’enchanteuse Merlin Stone dans son livre érudit Quand dieu était femme. La déesse est-elle finalement autre chose qu’un concept politique, lié à l’histoire occultée d’un gynocide ?

Le déessisme, un mouvement artistique

Le déessisme désigne… les fans de vieilles DS ! Mais si on sortait  un peu du Gazoline Festival de Lamotte-Beuvron pour rendre au déessisme sa place dans une histoire de l’art d’un nouveau genre, au même titre que tous ces mouvements qu’on encense, conceptualisme, minimalisme etc. ?

Ana Mendieta, Maroya (Moon), 1982

Il a existé, sans qu’il soit seulement nommé, un mouvement artistique que j’appelle  donc déessisme : Ana Mendieta et ses Siluetas dans la nature, Judy Chicago et les nombreuses artistes qui ont travaillé à The Dinner Party, Marie-Beth Edelson, ses performances et ses photographies, Lou Perdu et ses sculptures organiques, Anne Healy qui a sculpté en drapés Hécate ou la déesse blanche, Angels Ribé qui perfore avec la cascade de ses cheveux, Frances Alenikoff qui joue les déesses tripartites, Betsy Damon en Diane d’Ephèse à New-York. En ce qui concerne la France, on consultera la somme érudite de Fabienne Dumont, Des sorcières comme les autres.

Louise Bourgeois, Femme-Couteau, 1969-1970

La grande surprise est un intense foisonnement de publications qui font la part belle au déessisme. Citons seulement le numéro de la luxueuse revue Heresies/ A féminist publication on Art and Politics qui se consacre à la Grande Déesse. La couverture dorée s’orne d’un triangle géométrique barré d’une fente. Nul doute que si le clitoris avait été connu à l’époque, il aurait eu sa place. Le triangle comme logotype du déessisme est récurrent. Le banquet des femmes remarquables organisé par Judy Chicago a la forme d’un immense triangle.

Heresies 5, The Great Goddess, 1978

Et le clito dans tout ça ?

En 2015, Florence Benoît et Amandine Brûlée écrivent et illustrent un fanzine, L’Antisèche du Clito. Leur travail est pompé (sans que la source soit citée) dans la revue Causette. Depuis quelque temps, en effet, on s’est rendu compte que le clito n’était pas mentionné les manuels de SVT (Sciences de la vie et de la terre) au profit de son homologue masculin. On enseigne donc aux mômes la suprématie du pénis, on détaille le volume d’une éjaculation (très intéressant à savoir), on s’extasie sur ce merveilleux mécanisme. L’argument pour justifier qu’on zappe le clito ? Eh bien, c’est un organe caché. Mais ma foi, le cœur, les poumons, l’estomac et autres, ce ne sont pas des organes externes, que je sache ? Ah oui, mais le clitoris en fait, ça n’existe pas. Voilà la vraie raison. Alors on parle de l’appareil reproducteur féminin, oui, c’est ça qui est important !

Bref, encore un coup bas du patriarcat, d’où le fanzine dont voici le lien en libre accès.   

En 2016, la chercheuse Odile Fillod crée dans un fablab un clitoris imprimé en 3D qui est repris (sans droit d’autrice : une création fablab est réputée librement utilisable) par le site Crop Clitoris qui vend des goodies et fait des performances in situ.

Voici venu le temps du clito !

Est-ce là le grand retour de l’essentialisme féminisme ? A première vue, on pourrait le craindre, avant de comprendre à quel point ledit clito est un outil au contraire non binaire. Là où, avant, régnait le préjugé d’un petit bouton sans intérêt si différent du pénis-roi, le clitoris se présente comme une figure identique aux fameux organes masculins tant vantés. Il a la même taille, la même structure et d’un point de vue topologique (note) c’est exactement le même, inversé. Les deux ont des corps caverneux et des bulbes (dits « corps spongieux » pour le pénis). Les deux ont un gland et se stimulent de la même manière. Ils se gorgent identiquement de sang et connaissent la même détumescence. Et comme le précise Julie Azan, professeure de SVT, dans une vidéo de Brut, le pénis n’appartient pas forcément à un homme ni un clitoris à une femme, car il existe des personnes trans (note).

Note : ce que j’entends par là c’est qu’une forme même déformée garde ses propriétés si elle n’est ni trouée, ni coupée, ni recollée. Ces formes sont homéomorphes (le grec parle ici de lui-même). S’il y a un trou, ça change tout : une bouée et une tasse avec une anse sont toutes deux des tores, elles sont homéomorphes entre elles mais leurs propriétés sont différentes des précédentes.

La connaissance du clitoris est donc une révolution tant pour les femmes cis-genres que pour les femmes trans, tant pour les hommes cis-genres que pour les hommes trans. A la poubelle, le vieux Freud sexiste avec son « orgasme vaginal » et son « orgasme clitoridien ». Encore un mensonge rétrograde qui éclate comme une bulle de savon. Finie l’inégalité et la « différence » ! Finie la trop fameuse « complémentarité », pile je gagne-face tu perds ! Finies les violences de costume qui opposent sur la foi de leurs organes génitaux, supposés être le pur reflet de leur fonction sociale, « les hommes » et « les femmes », comme sur cette gravure de mode du XIXe siècle. On dirait que les femmes et l’homme n’appartiennent pas à la même espèce…

Gravure mode, 1836

Donc le but n’est pas de glorifier les organes féminins cisgenre, réponse de la bergère au berger (« moi aussi j’en ai un de 14 cm en érection » !) même si cet enfantillage goguenard a pu parfois voiler l’intention politique. Le but c’est de déboulonner la vulgate patriarcale, de dire enfin la vérité parce que ces histoires tuent. Ce qui m’anime c’est une indignation sans fin contre tout ce fatras assassin, contre l’historiographie mâle blanche morte qui est crime contre l’humanité. Avoir occulté le clitoris, avoir nié l’évidence anatomiques dans un but idéologique destructeur n’est pas seulement une stupidité de manuel scolaire, c’est une violence contre le genre humain tout entier.

Du clitoris révélé à la transidentité

Cette révolution de la pensée n’aurait pas eu lieu si la biologie n’avait pas commencé à étudier l’anatomie du clitoris à partir de 1998. On s’étrangle devant cette date tardive ! On doit ces découvertes ià une urologue, Helen O’Connell. Dès lors, la représentation du clitoris émerge enfin. Petit à petit, dans les années qui suivent, les artistes jouent un rôle de premier plan dans l’irruption politique de sa figuration. On sait que beaucoup d’artistes ont l’ambition du politique, essayant notamment d’avertir sur les dangers de l’évolution climatique pour les mammifères dont l’humain. Est-ce efficace, je ne sais, mais en ce qui concerne la représentation physique du clitoris par l’art, on est en plein dans le politique et les artistes ont vraiment joué à ce sujet un rôle de premier plan. Delphine Gardey, de l’université de Genève, résume tout cela en 2019 avec son essai Politique du clitoris. Elle montre comment l’irruption au grand jour de cet organe topologiquement identique au pénis adoré terrifie l’ordre établi, le patriarcat, l’obsession de la filiation paternelle et des « deux sexes ».

Parallèlement, on assiste à la revendication grandissante de la transidentité et à l’émergence de la notion de genre. On ne va pas revenir sur la traduction très tardive (début XXIe siècle) de Trouble dans le genre de Judith Butler, sur le rôle pionnier de Sam Bourcier qui avait lu le bouquin en anglais depuis des lustres et a grandement contribué à sa transmission, sur le livre également fondateur d’Anne Fausto-Sterling sur l’intersexualité, sur Gender Outlaw (non traduit à ce jour) de Kate Bornstein. Stéphanie Nicot et Alexandra Augst-Merelle publient en 2006 Changer de sexe. Le titre se moque ouvertement de la bêtise rétrograde des transphobes. Peu à peu les personnes trans s’organisent, réfléchissent sur les nuances de genre, osent être heureuses ce qui rend fous pas mal de médecins sexisto-lacano-chrétiens et les renvoient, avec celleux des psys qui sont à leurs bottes, à leur chères études sur le « syndrome de Benjamin », la pathologisation, la « dysphorie » comme maladie, la souffrance, le malheur et la déréliction généralisées.

La connaissance et la représentation du clitoris ont donc joué un rôle déclencheur. Bon nombre de garçons féministes ont adopté naguère mes « clitodéesses », bijoux tout à la fois clitoris et déesses.

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Clitodéesse en argent massif par Ïan Larue

Bijoux clitodéesses

On peut lire dans un article du Guardian publié en 2016 que je propose, à travers cela, une initiation aux Mystères du Clito : « pour les non-initié·es, le bijou ressemble à une pieuvre ou à une déesse néolithique ».

Néolithique comme notre exposition collective à La Mutinerie, lieu queer et féministe à Paris, en novembre 2015 : Néolitika. On rêvait de déesses et de la nuit des temps. « Depuis la nuit des temps, les femmes »…comme un souvenir en écho.

Déesse corail en argent massif par Ïan Larue

Amandine et les fanzines

Amandine Brûlée crée un logo clito-pieuvre en lien avec mes bijoux, à moins que ce soit l’inverse. Ah, qu’enfin les choses puissent librement être identiques et s’inverser ! Son travail se décline en tatouage éphémère et inspire l’exposition suivante (en 2017, à Nice, aux Diables bleus) intitulée Musée éphémère de la vulve.

Tatouage clito-pieuvre par Amandine Brulée

Elle publie aux Crocs électriques (éditions de fanzines dirigée par Stéphane Blanquet) un joli petit bouquin. Je l’appelle « la Vuillemin du XXIe siècle » car, comme lui, elle a l’air d’un ange tandis que ses dessins sont féroces. Avez-vous vu Le mystère Alexina de René Féret ? Vuillemin joue le rôle d’Alexina. Un ou une ange, vous dis-je !

Amandine Brûlée – Crocs électriques
Fanzine par Ïan Larue & Amandine Brulée

Nous bricolons ensemble un nouveau petit fanzine, Vulves comiques et contestataires, à partir d’un article de recherche qu’on m’avait demandé pour le volume collectif Rire et émancipation féminine, puis refusé parce que ça disait du mal de Lévi-Strauss (ce sexiste notoire). Chères ex-collègues, pourquoi défendez-vous cette pourriture de Lévi-Strauss, contre lequel à juste titre s’est insurgée Wittig dans La pensée straight ?

Maki serpente néolithique par Ïan Larue

Voici ma toute petite chienne Maki (née le 16 février 2016) en déesse-serpent, grande huile sur toile d’après une figurine crétoise. La « déesse serpent » est une interprétation de Gimbutas dans Le langage de la déesse (1989, traduit en français aux éditions Des Femmes) et ses autres ouvrages. Mais je me demande s’il ne faudrait pas déchiffrer d’une tout autre manière certaines de ces figurations qui associent d’une manière fort ambiguë des éléments connotés masculins et féminins.


Marija Gimbutas (Gimbutiene), The Language of the Goddess, Harper & Row, 1989, P.127

Suit, toujours en 2016, l’exposition  Guérillères préhistoriques à la librairie-galerie Violette and co : déesses au fusain, bijoux et guérillères sur papier. De grands panneaux pédagogiques (création graphique Alice Moliner) résument la démarche à l’entrée de l’expo (prof un jour, prof toujours).

Photos guerrillères et déesses fusain par Ïan Larue

Et tout ce mélange de mélange de pieuvres, de déesses et de clitoris finit par donner la vulve de Sauron. Car comme l’écrit Catherine Dufour dans son roman Quand les dieux buvaient, réécriture ironique et critique du Seigneur des anneaux (la trilogie des films), m’enfin c’est une vulve, le signe de Sauron ! Sauron le saurien, le serpent, l’affreux jojo est sous le signe maudit de « La Femme » ! Et nos pauvres héros qui escaladent le mont de Vénus pour y jeter leur petit anneau-spermato, comme ils souffrent ! Horreur, malheur !

La vulve de Sauron par Ïan Larue

Le MUCRAN

Avec quelques camarades artistes, nous faisons comme Marcel Broodthaers et nous créons le Musée des Crânes et des Animaux (MUCRAN). Notre page Wikipédia est immédiatement supprimée par d’austères garçons aux aguets, sûrs de leur bon droit et pétris de leur noble mission. On ne plaisante pas avec le savoir mâle blanc mort de surcroit encyclopédique.

C’est pour ce musée imaginaire que je fabrique une série de déesses fossiles en détournant des techniques de bijouterie. Je la réalise à Port-La Nouvelle, terre de mes ancêtres (terre de cimenterie surtout car c’est le seul endroit au monde qui possède à la fois marne et calcaire sur son territoire).

Collection de fossiles inachevés

J’imagine chaque fossile fixé sur son petit support de calcaire, avec une inscription évoquant d’obscures archives, les tiroirs secrets remplis d’os de dinosaures à l’université d’Alberta, le storage de Louise Lawler. PLN suivi d’un numéro d’inventaire, PLN pour Port-La Nouvelle.

Puis je les range.

Le sommeil des archives

Les déesses fossiles sont rangées dans d’authentiques boîtes d’archivage car tel est le destin des fossiles.

Je les y laisse.

Dormez, déesses, sous la poussière.

Avais-je oublié que « la déesse » finit toujours par ressurgir ?

La deuxième partie du texte est à lire par ici !

Ïan Larue

La danse spirale de la cyborg et de la déesse

Interview avec Ϊan Larue – Partie deux, On dort bien le long de la terre

Pour lire la première partie de l’interview c’est par ici !

Et maintenant place aux dinosaures, aux chien.nes, aux fleurs, aux champignons et au camping…

Tu as écrit plus récemment Les dinosaures rêvent-elles de Hollywood ? un essai-fiction publié aux éditions iXe. Comment le patriarcat et la culture du viol ont réussi à s’imprimer jusque dans des représentations du Jurassique ?

J’ose dire du mal de « films cultes » et en décortiquer le sexisme, brisant le chœur des anges (masculins en majorité) de l’adoration sans nuage. Le problème n’est pas cette paradoxale audace mais bien le chœur des anges lui-même : pourquoi tout le monde trouve-t-il si cool ces histoires dont le sexisme crève l’écran ? Pourquoi ça ne se voit pas que les « films Jurassic Park », ces parangons de la culture pop, font l’éloge du viol et de la domination patriarcale ? Pourquoi adhère-t-on avec ravissement à ces notions de « famille », de papa-maman, de reproduction sexuée obligatoire, bref à tout le contenu idéologique douteux que véhiculent ces films ? Pourquoi tout le monde trouve-t-il « naturel » qu’un petit garçon s’intéresse aux dinosaures et pas une petite fille ?

Ça stupéfie tout le monde qu’on dénonce ces évidences. Pas touche aux monuments de la culture pop ! Et pourtant ce n’est pas si cool que ça, les dinosaures hollywoodiens. Pas si cool, les prédateurs bipèdes masculinisés qui tuent des proies quadrupèdes et féminisées. Pas si cool non plus l’invisibilisation des protestations féminines : Internet est saturé de propos d’ex-petits garçons émerveillés qui ont adoré le film et qui trouvent que c’est un chef-d’œuvre. Bien dans leur vie, droits dans leurs bottes, les hommes en question tiennent le haut du pavé et célèbrent avec tendresse leur chef-d’oeuvre, en cela conformes au modèle de l’homme-au-centre-de-son-propre-cosmos que dénonce Haraway dans son Manifeste. Le silence imposé des femmes renforce ce masculinocentrisme, et c’est le problème, au-delà des dinosaures, de toutes les productions culturelles sexistes. Vous vous souvenez que Liv Tyler, l’actrice qui jouait le rôle d’Arwen dans le film Le Seigneur des anneaux, n’avait pas lu le livre contrairement aux mecs ? On peut comprendre que l’inconsistance et la passivité des personnages féminins chez Tolkien (qui passait beaucoup de temps au café avec se potes à taper sur les autrices de son temps !) ait pu lui déplaire et la détourner de cette lecture « culte ». Beaucoup trop de filles vont voir des films d’action pour faire plaisir à leurs copains et font chorus avec un enthousiasme feint. On aurait pu penser que les femmes ferment moins leur gueule aujourd’hui que jadis mais en ce qui concerne les films « cultes » et consorts, leur silence complice est de rigueur.

Ce qui m’a frappée, c’est cette double évidence : la bouche cousue des femmes acceptant de supporter des films sexistes qui leur nuisent et le fait que la réalité aveuglante du sexisme hollywoodien n’était pas si aveuglante que cela, parce que beaucoup ne l’avaient seulement pas remarquée…

J’ai donc montré dans ce livre d’où venaient ces préjugés dinosauriens en étudiant les auteurs « pour garçons » du XIXe siècle (Jules Verne, Conan Doyle un peu plus tard, etc.) et les manuels scientifiques de vulgarisation qui leur était adressés. L’assimilation des sauropodes (Les dinosaures au long cou) au serpent de la Bible et, partant, à la femme pécheresse est une constante dans ces ouvrages hantés par un passé sauvage et sans Dieu. Le prédateur suprême, le tirex, toujours représenté la bouche ouverte afin d’exhiber sa denture, acquiert un droit de tuer « par nature » dont les mâles humains les plus violents peuvent s’inspirer pour violer ou tuer. La culture pop est violemment sexiste et il faut acquérir le droit de le dire, de refuser ces productions, de se souvenir qu’il existe autre chose de vraiment cool, en fait !

Dans cet ouvrage tu vas à rebours de la pop culture dominante pour fabriquer un autre imaginaire des dinosaures, de quoi est fait cet imaginaire ?

Oui, un autre imaginaire est possible avec les dinosaures, et il existe. Comme de juste, on le rencontre surtout dans des nouvelles ou des romans de SF pas toujours faciles à dénicher. C’est curieux d’en arriver en fin de compte à opposer le cinéma hollywoodien sexiste aux textes écrits bien plus fins et brillants, cela peut paraître simpliste mais c’est bien ainsi que se dessine le schéma général. Imaginaire de la grande déesse, renversement des rôles entre Adam et Eve, refus du régime dominant de la prédation, amours interespèces, tels sont quelques éléments qui fleurissent dans les textes que j’ai analysés dans cet essai. La fiction hollywoodienne construit le réel et ses formes d’oppression, renforce et justifie les préjugés, mais la fiction écrite agit au contraire comme une force émancipatrice.

Collection de fossiles de Ϊan Larue

Les chien·nes occupent une place importante dans ta vie, et tu écris régulièrement à leur propos. Les chien·nes c’est aussi une question de genre et de classe sociale?

Vinciane Desprets m’a dit lors d’une signature d’un de ses livres que quand on avait connu Haraway, on ne pouvait pas ne pas adopter un chien ou une chienne ! Je vis quant à moi avec « une adulte d’une autre espèce » (comme dit Haraway !), une épagneule naine continentale dite « phalène » appelée Maki de la Faveur de la Nuit, mais cela est sans rapport avec Haraway. Je ne l’ai jamais rencontrée en vrai : pour moi, elle est comme Liebniz, une grande philosophe et seuls comptent à mes yeux ses écrits. Je ne m’imagine pas rencontrer Liebniz en vrai… C’est sans doute aussi une question de distance et de timidité.

Les ENC, comme on les appelle en abrégé, sont des chiens et surtout des chiennes chargées d’histoire : elles apparaissent dans les portraits de reines ou de dames de la cour, elles ont à l’occasion joué un rôle de premier plan (telles les deux phalènes d’Antoinette de Pompadour, Inès et Mimi, réputées représenter les qualités politiques de cette femme de pouvoir). Les phalènes ont été qualifiées de « chiens des rois » par l’éleveuse Régine Gautier qui leur a consacré un livre en 2000 (éditions Maradi), mais ce sont surtout des chiennes des reines ! Liselotte de Bavière dite « La Palatine », une intellectuelle et épistolière de renom qui tient une place importante dans la littérature allemande, en possédait une petite dizaine ; la Mimi d’Henriette d’Angleterre, l’épouse morte très jeune qui l’avait précédée auprès de Monsieur, le frère du roi, servait à sa maîtresse de barrage contre ses prétendants : on la disait (la chienne, oui !) insensible aux avances et aux séductions ! On trouvait des phalènes dans toutes les cours d’Europe. Sofonisba Anguissola, peintre de Crémone invitée à la cour d’Espagne, en a représenté plus d’un ou d’une dans ses portraits. Lavinia Fontana, de Bologne, en peignait même si souvent dans ses tableaux qu’on peut presque considérer ce petit chien « dameret » comme sa signature de pictoresse !

Alors, aristocrate, la petite phalène ? Aujourd’hui pas vraiment, malgré son « affixe » (la faveur de la nuit venant en fait d’un poème de Desnos, selon les élevereuses). Mais il est clair que les phalènes furent des chiens de cour, que la Princesse Lamballe en possédait un, qu’une idée longtemps véhiculée associe les chiens de luxe et de compagnie avec une connotation fortement féminine.

C’est pourquoi il m’avait semblé intéressant d’étudier le rôle d’une éleveuse amiénoise du début du XXe siècle, Marie-Louise Bouctot-Vagniez, qui s’est insurgée contre la minoration des « chiens de luxe et de compagnie » par rapport aux chiens de chasse glorieusement associés à la masculinité triomphante. C’est terrible à quel point le sexisme est partout ! Sans être ouvertement féministe, la riche Marie-Louise l’avait parfaitement perçu, et elle a mis toute son énergie (et ses abondantes ressources financières) à la promotion des petits chiens. Elle a créé une association, la SFACA, et organisé des concours de beauté dotés de prix de grande valeur. Aujourd’hui, dans les concours canins, on ne distribue plus que des coupes en plastique mais à l’époque, c’était de l’argent massif ! En créant ainsi des prix spéciaux elle a revalorisé les chiens et chiennes de petite taille. Malheureusement aujourd’hui les chiens ou chiennes « best in show » sont presque toujours de grande taille et les commentateurs se permettent de dire « monsieur X » quand c’est un juge et « Isabelle » par exemple quand c’est une juge, histoire de perpétuer les traditions sexistes et l’étroitesse d’esprit de l’univers canin en France. Rien que le terme de « race », couramment employé, rappelle que le racisme a peut-être beaucoup plus qu’on croit une origine humano-canine : je pense au Kennel Club anglais (interdit aux femmes) et à la banalisation du mot « race » utilisé alors pour classer les chiens lors des concours de beauté.

Haraway a fait des chiens et chiennes un des éléments de son oddkin (« parenté choisie », pourrait-on presque dire), avec la cyborg et d’autres personnages ; cela venait de son amour pour sa chienne bergère australienne Poivre de Cayenne (Cayenne Pepper) dont la disparition lui a causé beaucoup de peine – et le passage à de nouvelles figures de la même idée : oddkin. Choisissez votre famille ! On est aussi loin que possible du bon grand-père Hammond (bon dans le film ; il est détestable dans le roman) qui encourage les humains à suivre l’exemple des dinosaures qui se reproduisent pour fonder une famille parce que « c’est la nature » ! Délirant ? Et pourtant tout le monde l’a gobée, cette « scène culte » de sexe tout public au début de Jurassic Park !

Chienne et humaine

Tu te consacres aujourd’hui principalement à la peinture, qui te fait dresser des murailles de fleurs. Comment on repolitise les fleurs ?

La peinture sauve et protège car elle permet de construire des murailles. Grande fan de ce qu’on appelait lors des Salons annuels du XIXe siècle « l’accrochage cumulatif », je peuple les murs vides de mon lieu de vie avec mes tableaux, que j’ai besoin de voir pour m’inspirer. Je suis partie toute seule à la campagne pour fuir le covid, un cas qui n’est pas isolé chez les personnes immunodéprimées : beaucoup se sont séparé·es de leur conjoint·e, de leurs enfants ou de leurs proches pour ne pas leur infliger la culpabilité de les avoir contaminés et tués. La vie des immunodéprimé·es a été brisée par cette maladie qui dure. A nous pour toujours les masques étouffants, les mains rêches hydroalcoolisées et les autotests ruineux qu’on distribue pour obtenir le plaisir rare et suprême de manger de compagnie. Certain·es ne peuvent pas affronter cette dépense, et encore moins le suivi psy qui pourrait les empêcher de devenir complètement fous et folles. La situation est d’une injustice révoltante ; les associations se battent comme des lionnes, des médecins et médiciennes extraordinaires, étranglées par la destruction capitaliste de l’hôpital, ont fait appel à des collègues retraitées pour nous donner une chance de survivre. A chaque variant on est en danger de mort, on vit la peur au ventre, une solution arrive par miracle, puis le cycle recommence. Nous vivons dans une boucle nietzschéenne infernale et qui risque d’être infinie.

Que faire d’autre, sinon peindre ? Sinon couvrir ses murs de tableaux pour se fabriquer une petite grotte, aussi dérisoire que le tipi à la fin du film Melancholia du controversé Lars von Trier (2011)?

Je peins beaucoup de fleurs, peut-être sous l’influence de Julie Crenn qui poste sur les réseaux sociaux des photos remarquables : je les imagine toutes ensemble sur un grand mur, chacune d’un tout petit format comme les photos que faisait l’artiste étatsunienne Mary Beth Edelson. Les fleurs, c’est beaucoup plus qu’on croit. On associe souvent les fleurs à la mièvrerie, à des figures de femmes décoratives, amoureuses et insipides, à la « journée de la femme » : « une fleur pour vous, madame ! et un parfum gratuit ! » ce qui bafoue les droits en question. Historiquement les peintres de fleurs étaient souvent des femmes (interdites de sujets « nobles ») ou des anonymes (« Anonymous is a woman » : si un tableau n’est pas signé, il y a fort à parier que le peintre était une femme tenue socialement dissimuler son talent).

C’est oublier à quel point les fleurs ont une force politique et symbolique extraordinaire. Les fleurs auxquelles on nous assimile pour nous minimiser, comme naguère nos corps, sont un champ de bataille. Guerre des Deux Roses, Flower Power ou Révolution (des Oeillets, des Tulipes, des Roses encore), les fleurs sont de toutes les luttes. Le langage des fleurs n’a-t-il pas au départ été un code secret pour les femmes des harems ottomans ?

Et le combat du genre continue : la biologie attribue aux fleurs, par métaphorisation obsessionnelle, une sexualité hétéronome basée sur le modèle social dominant. Stephen Jay Gould, dans un article décisif, « La classification de la nature par le système sexuel », a combattu ces métaphores de la « sexualité des plantes » qui plaquent une pratique humaine située socialement sur un phénomène naturel afin de justifier les institutions sociales en question.

Je peins ce que j’ai appelé des all flower (en référence aux « all over » de l’abstraction américaine) comme symboles de l’écoféminisme cyborg : non pas un choix basé sur des opinions partagées en harmonie mais une nécessité qui balaye ce luxe individualiste pour mener une action collective – parce qu’on n’a plus le choix.

Studiolo de Ϊan Larue

Avec un monde qui paraît de plus en plus au bord du gouffre, où trouver de l’espoir aujourd’hui ?

L’espoir me semble être dans ces fleurs (encore elles) qui se redressent après l’orage dans L’ode à la mélancolie (encore elle) de Keats. Ce poète anglais a eu une vie encore moins joyeuse que celle d’une immunodéprimée en temps de covid ; il est mort à 25 ans de tuberculose comme beaucoup d’autres à cette époque. Sur ma chaîne You Tube pour mes étudiantes, j’avais mis une vidéo lugubre sur Keats, Watteau, les soeurs Brontë et autres victimes de cette maladie : elle n’a pas eu beaucoup de succès, ce que je conçois.

Symboliquement, il s’agit de redresser la tête après un accès de mélancolie, comparée à un orage qui s’abat, couche les fleurs, brise les tiges, arrache les pétales ; mais après l’orage d’avril les fleurs, indestructibles, relèvent la tête comme des pâquerettes sous une tondeuse (cette comparaison n’est pas dans le poème !).

L’espoir c’est aussi le « champignon de la fin du monde » d’Anna Tsing – rien à voir avec une explosion nucléaire. C’est l’exergue de son essai : à chaque fois qu’on lui parle d’apocalypse, Anna Tsing part ramasser des champignons ! Elle décrit un monde qui renaît de ses cendres : d’excellents champignons, véritable monnaie d’échange, renaissent sur les troncs abattus des grands pins sacrifiés par une exploitation industrielle forcenée. Les gens qui vivent du champignon sont à la marge, livrés à une vie secrète et dure, inconnue du reste du monde – mais libre.

W. G. Sebald écrivait dans Austerlitz que les grands bâtiments (comme le Palais de justice de Bruxelles) déplaisent profondément alors qu’on aime les édicules : les maisonnettes, les loggias, les yourtes, les tentes, les tipis… pardon de revenir à mon obsession centrale de peintre, la toute petite maison intérieurement tapissée de grandes peintures, mais l’avenir c’est peut-être le camping. On dort bien le long de la terre, mieux que sur un matelas fabriqué par l’industrie. Dans La vestale du calix Ankh reçoit une sardine de camping comme prix pour couronner ses accomplissements. J’avais prédit dans La fille geek à la fois l’épidémie « tueuse de vieux » et la disparition de l’électricité ; désormais on devait se pédaler un café…

Oui, c’est de la science-fiction, mais est-il si lointain ce jour ? Alors, un ou deux sucres ?

Ϊan Larue, Fleurs, 2022

Propos recueillis par Charline Kirch

Les dinosaures rêvent-elles de Hollywood ? est disponible à la vente par ici.

Pour admirer les peintures de Ϊan Larue, rendez-vous sur son site Internet et à la galerie Sophie Lévêque à Verdun où son travail est exposé du 14 Octobre au 5 Novembre dans le cadre de son exposition monographique Another Planet 🌸

Crédits image de couverture : Ϊan Larue, « Fleurs », 2022

Ma gratitude éternelle à Ïan Larue pour tout ce qu’elle m’a apporté !

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La danse spirale de la cyborg et de la déesse

Interview avec Ϊan Larue – Partie une, Libère-toi cyborg !

Le travail de Ïan Larue a un rôle essentiel pour moi et j’ai trouvé une aide précieuse et du réconfort dans la lecture de Libère-toi Cyborg, une théorisation nécessaire des formes avec lesquelles j’ai expérimenté d’une façon intuitive sur Expo156. Le livre nous invite à inventer des contres-histoires, faire sauter les dualismes, se désassembler et muter, s’hybrider avec les machines et les animales, créer de nouvelles alliances, refuser d’être un tout. Je rêve du déploiement de ce programme ébouriffant depuis l’intérieur d’une sorte de coven né sous les coups de pinceaux de Ïan où se retrouveraient Donna Haraway, Octavia Butler et Mary Beth Edelson, des déesses et des cyborgs, une pieuvre et une papillonne monarque complices, l’œil doux et protecteur de Maki et Poivre de Cayenne. En attendant nous nous sommes toutes les deux rencontrées, et au fil de nos discussions passionnantes s’est progressivement esquissée l’interview que je commence à publier aujourd’hui !

Tu es essayiste, écrivaine de Science-fiction, tu as enseigné la littérature, les arts et la culture à l’université Paris 13, tu diriges une revue consacrée aux épagneuls nains franco-belges, mais tu crées aussi des bijoux « néo-lithiks » et tu as une actualité marquée par deux expositions de peintures de fleurs écoféministes à la galerie Christian Berst à Paris et au centre d’art contemporain Transpalettes de Bourges. Comment s’est construit ton parcours ?

Je suis une femme cisgenre non-binaire, handicapée, neuro-atypique, blanche et vieille. Je viens d’un milieu très courant à mon époque : une mère institutrice élevant seule ses trois enfants. J’ai longtemps porté les cheveux bleus comme signe distinctif de ma non-binarité mais les démangeaisons au cuir chevelu sont devenues trop fortes et j’ai arrêté.

Mon histoire personnelle n’a d’intérêt que comme échantillon, parfaitement banal, de la violence sociale ordinaire contre les femmes et les minorités. Comme beaucoup de femmes, je n’ai jamais fait ce que je voulais et je sais qu’il faut s’en pardonner. La consigne, à mon époque, était de gagner sa vie très tôt avec un métier sûr et « féminin » de façon à se marier et à avoir du temps pour s’occuper de son mari et de ses enfants (donc être institutrice). Je haïssais les groupes d’enfants, et les maris pour le peu que j’en avais vu dans mon entourage : soit ils abandonnaient leurs gosses comme mon père, soit ils étaient pédophiles comme mon grand-oncle. Pas de chance pour les modèles masculins ! On me l’a reproché dans mon roman La vestale du Calix : le seul personnage masculin positif était Holinsheld, un cheval (mais un cheval très smart !). Et j’ai rétorqué à juste titre que dans un conte comme Blanche-Neige, les personnages féminins sont nuls (une idiote qui mange ce que n’importe qui lui donne, une belle-mère méchante…) sans que personne ne s’en préoccupe.

Quand j’avais onze ans j’ai commencé à peindre tandis que mon entourage féminin me formatait pour être une future bonne épouse. Ces femmes avaient raison et c’est bien ce que dénonce Shulamith Firestone dans La dialectique du sexe : l’idée que pour tout simplement survivre, une femme doit se mettre sous la protection d’un homme. Une bonne mère, une bonne grand-mère doivent donc former les filles à ce rôle qui leur permet de ne pas mourir prématurément. Le plus drôle, si l’on veut, c’est qu’en vérité vivre avec un homme est la chose la plus dangereuse qui soit puisque le féminicide est implicitement autorisé en France (aucune loi ne protège les épouses et les assassinats vont bon train).

Une amie de ma mère voulait m’aider à faire des études d’art mais elle est morte, hélas pour moi, à l’âge de trente-deux ans. J’ai donc été vouée à l’enseignement primaire, « un bon métier pour une femme » dont on sait que « naturellement » elle est là pour s’occuper des enfants afin de rapporter au foyer un peu d’argent de poche pour se payer des robes. C’était un peu comme on vouait jadis les enfants au blanc et au bleu pour la Vierge Marie : on ne leur demandait pas leur avis. Placée de force dans cette prison, haïssant plus que jamais les groupes d’enfants (et les robes qui sont, comme on le sait, des vêtements d’enfant gardés à l’âge adulte pour signer une condition d’éternelle mineure), j’ai mis toute mon énergie à en sortir, à pousser la terre de ce tombeau pour arriver à la surface. Je sais que d’autres se préoccupent d’arriver au ciel mais quant à moi je voulais juste arriver sur terre et prendre un bol d’air. J’ai réussi à devenir prof de fac, à faire de la recherche, à écrire des livres et à travailler avec des adultes. Ce fut un rude combat car je ne possédais pas les codes, socialement parlant. J’ai donc mené une carrière bizarre et décalée au milieu des descendant·es et des héritier·es, et j’ai même réussi à faire de l’histoire de l’art, alors réservée implicitement à celleux qui avaient des œuvres d’art à la maison. Cette discipline s’est heureusement démocratisée depuis.

Pendant ce temps je faisais toujours de la peinture. A l’âge de quarante-six ans j’ai enfin pu réaliser le rêve de faire des études d’art plastiques et ce furent trois années épuisantes et merveilleuses. « C’est bien tard », aurait sermonné Simone de Beauvoir à la fin du Deuxième sexe, soulignant avec amertume la carrière rabougrie des femmes artistes. « Mieux vaut tard que trop tard », pourrait-on cependant rétorquer. Et d’ajouter, avec Catherine Dufour, que le mot « carrière » évoque avant tout un tas de pierre (ce trait de réalisme est issu d’une conversation privée).

A l’époque on ne jurait que par l’art conceptuel et la peinture n’était pas la bienvenue, mais baste ! J’ai commencé à faire des expositions. Puis j’ai créé un master professionnel à la fac et fini l’enseignement ! Ce qu’on faisait, c’était de la formation. Avec mes étudiantes on montait des expositions, on faisait du graphisme publicitaire, de la rédaction, de la médiation culturelle. Recherche et formation, écriture de livres (essais, nouvelles de SF, romans de SF), c’était bien et j’ai eu enfin de la chance, même si la pente a été rude à remonter. Alors, une pensée pour toutes celles qui sont en train de la gravir, qui ont rejeté la terre d’un tombeau, qui veulent vivre contre les diktats sociaux, religieux, familiaux etc. Ne vous sermonnez pas parce que vous mettez du temps : on ne peut pas faire autrement d’autant plus que celles qui vous imposent ceci ou cela l’ont subi elles-mêmes, parfois toute leur vie.

En conséquence il n’y a jamais de « parcours ». C’est une pure idée marketing, une idée pour Linkedin, une façon factice de se présenter à soi-même. On ne peut vivre que dans l’éclatement perpétuel du fameux « moi » dont tout le monde se préoccupe tellement aujourd’hui (« aimez-vous vous même » ! et puis quoi encore ?). En fait, on n’est qu’une boule de résistance et d’énergie à la fois absurde et multiple, qui perd des électrons à chaque passage et se mêle à tout ce qui nous entoure. On ne maîtrise rien, on ne va pas quelque part, même pas vers la mort sur laquelle on n’a aucune prise. Tous les buts, toutes les frontières qu’on peut s’imposer sont dérisoires. Comme dirait Douglas Adams, l’auteur du guide du routard galactique, c’est le grand micmac général.

Le capitalisme patriarcal ne peut pas le supporter et c’est pourquoi il impose « la croissance » et son cortège de CV bien lissés, de livres bien rangés par noms de mecs sur des étagères et un rassurant binarisme universel hérité d’Aristote et qui s’applique à tous les domaines de la vie : chien ou chat ? vin ou bière ? canapé simple ou convertible ? Mac ou PC ? thé ou café ? homme ou femme ? Dans tous les cas ce binarisme induit une mineure : des deux éléments comparés, l’un est toujours vécu comme inférieur à l’autre. Binaire n’a jamais voulu dire « égal » ou « complémentaire », au contraire. Binaire signifie qu’on trouve forcément « moins bien » un des termes de la comparaison implicite que suppose leur confrontation.

Je me souviens des séances de CV dans mon master avec mes étudiantes : elles se demandaient comment se réduire à ce carcan pour donner d’elles-mêmes une image flatteuse (c’est-à-dire logique, cohérente et unifiée) de leur « expérience » si diverse et multiple en réalité. On ne s’en est sorties à l’époque que grâce à ce bon vieux Cicéron et à son « ethos » que nous interprétions comme une schizophrénie aussi volontaire que quotidienne. L’ethos, ce n’est pas nous : c’est un costume, une pose, une attitude liée à une situation donnée. Un avocat qui défend un client n’a pas besoin d’épouser sa cause. Attitude dangereuse ? Se dédoubler, créer un être immobile, lisse et parfait, tout verdâtre, cadavérique mais efficace, une image morte et fausse, un fantôme au risque du vampire car créer des doubles est toujours diabolique, tel est le but du CV patriarcal. Il se résume en un pitch dans les « bios » des réseaux sociaux : T’es quoi, toi ? C’est quoi ton domaine ? et une règle est claire : soit une seule chose.

La norme d’unicité est un fondement du patriarcat : peu importe que ce qu’on appelle « Einstein » ce soit en vrai sa copine, son assistant et les gens de son labo en plus de lui-même, peu importe qu’un réalisateur de film ce soit en vrai une équipe entière, peu importe qu’un auteur se soit en vrai toute une chaîne d’édition et de réflexions croisées. Au patriarcat il ne faut qu’un seul homme, le héros de lui-même, « un joli petit paquet » disait Alphonse Allais. Un homme blanc cisgenre, pas une femme, pas un Noir, pas une enfant, pas une chienne, pas une trans, pas un cheval même s’il est aussi smart que Hol dans La vestale du calix. C’est pourquoi tout le monde tente de se plier à cette norme, à faire semblant d’être un homme blanc cisgenre (même le cheval). Et chacun, chacune de rédiger courageusement son CV en faisant semblant de l’être. Mais comme l’écrivait l’indépassable Audre Lorde dans sa biographie romancée intitulée Zami : « Je vous parle en tant que poète, noire, féministe, lesbienne, mère, guerrière, professeure et survivante du cancer ». Quelle merveilleuse phrase où tout s’entrechoque, pulvérisant tabous et préjugés (lesbienne et mère ? mère et guerrière ?). C’est un refus absolu du moi unifié, de cet idéal « d’être soi-même » que cite Haraway dans son Manifeste cyborg.

Comment faire péter la norme patriarcale implicite du héros unique voué à une seule tâche, ce héros masculin plein de lui-même, centre indiscutable et rayonnant de son propre univers ? Et que sont ennuyeux les dérivés de cette obsession ! Le « développement personnel » pour être « la meilleure version de soi-même » (en américain dans le texte), la diktat de « s’aimer soi-même », le « prenez soin de vous » qui avait interloqué Sophie Calle, l’individualisme replet… et d’une manière plus grave la création de frontières et de binarisme faits pour assurer la quiétude du petit homme. Paniqué à l’idée de n’être pas grand-chose et de n’avoir aucune maîtrise sur son « parcours » et son « destin », le gars en question crée l’Autre, l’Etranger, l’Ennemi, le Pas-Moi (il se croit référence absolue). Et il tient éperdument toutes les frontières comme dans Le désert des Tartares. Adamiste en diable, il classe les animaux et erre dans un labyrinthe de catégories figées. Mais ça bouge, ça bouge sans arrêt et c’est pour lui insupportable. Il veut des taxons, il veut un unique ancêtre commun qu’il baptise d’un nom masculin (LUCA), il veut le vampire verdâtre, il veut mettre la dernière main à son curriculum vitae. Mais en fait tout cela n’existe que dans les rêves angoissé d’un petit homme qui désespère de ne plus voir toutes les flèches monter dans les graphiques de la production. Les seules flèches qui montent sont celles du réchauffement climatique ; il faudrait changer, ne plus être ce petit homme-là, rejoindre les mouvements écoféministes de décroissance mais notre bonhomme résiste, raidi sur son CV comme sur un lit mortel.

Tu as publié Libère-toi cyborg ! dans la collection Sorcières aux éditions Cambourakis. Le livre reprend les romans cités dans le Manifeste cyborg de Donna Haraway pour penser les luttes féministes par le prisme de la science-fiction. À quoi ressemble la science-fiction féministe ?

Oui, et le livre va bientôt être publié en format poche ! Merci à l’éditrice et à son équipe !

C’est vrai qu’il se veut une introduction à la SF féministe à travers ce que j’ai baptisé « liste H » – H comme Haraway, H, peut-être, comme le souvenir de « trouvez Hortense » de Rimbaud… H comme l’Hortense philosophe de Jacques Roubaud. Une SF essentiellement étatsunienne car Haraway lit dans sa propre langue (y compris Wittig en traduction ; Les Guerrillères passent aux USA pour un roman de SF !). Il manque des Wintrebert, des Vonarburg, des Silverberg et autres plumes francophones dans cet état des lieux qui n’est qu’un point de démarrage.

La SF féministe ressemble à un gisement fossile qu’on n’aurait jamais pris la peine d’explorer. Les « single-gender worlds » sont réputés être de pesants romans à thèse (alors que Herland par exemple est prodigieusement comique !), on a du mal à élire les « chef-d’oeuvres » que demande le patriarcat dans son éternel souci d’unicité et du Nom-d’Un-Seul. Défaut majeur, beaucoup (pas tous !) sont écrits par des assignées-femmes ! Et par où commencer dans cet océan sans phare, sans « highlight » ? Le repère, le guide-âne, le pense-bête, le Lagarde et Michard des grands hommes, voilà toute l’exigence du patriarcat. Sans compter qu’ils ne sont pas traduits en français, ou alors très mal, comme c’est le cas de The female man de Joanna Russ (rien que le titre, L’autre moitié de l’homme… ben voyons !). C’est d’ailleurs le cas de nombreux romans de SF par le passé car les traductions étaient mal payées, peu valorisées et négligentes. Avec la reconnaissance grandissante de la culture pop, les traductions sont bien meilleures aujourd’hui. Il suffit de comparer, dans le domaine du roman policier, la nouvelle traduction d’Agatha Christie à l’ancienne pour se rendre compte de ce que nous avons manqué quand nous la lisions dans notre enfance !

La « liste H » présente l’intérêt d’avoir été extrêmement pensée par Haraway. Elle ne cite pas au hasard les romans qu’elle choisit. Elle a lu énormément de science-fiction, comme elle le précise dans le documentaire que lui a consacré en 2016 Fabrizio Terranova. Dès lors si elle choisit ces romans-là, et pas d’autres, c’est avec une idée derrière la tête. Et cette idée, à mon sens, c’est l’intersectionnalité avant la lettre. L’autrice qui la frappe le plus est Octavia Butler ; on se rend compte à la lecture du Manifeste cyborg à quel point la thématique des Femmes blanches/Femmes noires/Hommes noirs est centrale dans son propos. Significativement, ce sont les trois groupes qu’elle oppose à l’aristocratie mâle blanche des sciences, en invitant ces personnes à approfondir leurs connaissances dans ce domaine. C’est ce que j’ai fait, en autodidacte comme d’habitude.

Octavia Butler est vraiment l’autrice-phare (puisqu’il faut des phares) du Manifeste cyborg et Haraway souligne le caractère déterminant de son influence dans divers entretiens réunis dans son Reader (un livre qu’elle a composé elle-même avec des extraits, des interviews… publié en 2003 chez Routledge). Grâces soient rendues aux éditions Le Diable Vauvert (sises à Vauvert !) qui ont traduit bon nombre de ses romans en français. Butler porte un univers science-fictionnel incroyable, hanté de patriarches violents et d’extra-terrestres méduséens, de vampires à la cruauté sans limite, de têtes qui volent à travers la pièce (vais-je vraiment vous donner envie de la lire avec ce dernier détail ?) où la puissance des femmes noires est d’une résistance infinie. C’est chez Octavia Butler que Haraway a rencontré certaines idées qu’on peut trouver incongrues dans le Manifeste cyborg, comme l’écriture comme technologie de la résistance ou la réhabilitation de la Malinche. Tout ceci figure dans les romans de Butler, autrice frappante s’il en fût jamais.

On comprend dès lors comment la cyborg (car c’est LA, Haraway le confirme elle-même) devient une « formation » politique au sens d’une escadrille d’animales volantes diverses (comme dans Shrek le Troisième avec Blanche-Neige la ninja !). Toutes différentes de couleur de peau, de religion, de pratiques sexuelles, de convictions personnelles, d’âge ou de valeurs politiques, les femmes qui travaillent dans la Silicone Valley (c’est l’exemple principal que développe Haraway) à monter des ordinateurs n’ont pas d’autre choix que de s’unir, et c’est ça la cyborg. Peu importent les « options divergentes », les « moi-je », « mes valeurs à moi » et autres foutaises individualistes de luxe. Plus divisées et plus opposées que jamais, les femmes se liguent et c’est là le seul espoir de ce « féminisme socialiste », de « langue commune » que mentionnent titre et premier sous-titre de l’essai. « Mythe politique ironique » ? Peut-être, mais faisable, en somme, si on parvient à résister à l’ennemi qui toujours insistera sur la « division » du groupe (« le mouvement est divisé », vu à la télé). Oui, il est divisé mais il trouve sa force politique dans cette division constitutive ; on n’a pas à « être d’accord » avec les voisines, la seule chose qui compte est l’action collective. Oublier ses opinions pour produire de l’action, voilà l’enjeu, du moins je crois. C’est du moins ma lecture du Manifeste cyborg !

Ïan Larue, La tête de la cyborg, 2022

Donna Haraway conclut son Manifeste cyborg en disant que «Bien qu’elles soient liées l’une à l’autre dans une danse spirale, je préfère être cyborg que déesse ». En prenant le temps de recontextualiser cette phrase dans ton livre, tu dissipes toutes les visions dualistes qui peuvent en dériver et dessines le potentiel d’une géniale et dangereuse alliance entre déesse et cyborg. Comment se sont elles retrouvées dans cette danse ?

Clairement, cette phrase finale est un clin d’œil à Starhawk et à sa Spiral Dance qui a été un best-seller lors de sa parution en 1979 et qui a joué un rôle culturel essentiel dans l’autre contreculture, celle dont on ne parle jamais, celle de la Déesse et de la passion que ce thème a suscité. Starhawk, voici encore une personnalité aux multiples facettes ! Activiste, foucaldienne, néopaïenne, wiccane, dianique, écoféministe, écrivaine, cheffe religieuse, philosophe, sorcière, journaliste, californienne (à mon avis californienne est une activité à part entière : Haraway, de son côté, court sur la plage avec des chiens !) elle écrit sans ambages des textes décisifs. Elle n’en demeure pas moins timide et surprise, selon une amie de Los Angeles qui joua un rôle important dans son coven, par le retentissement de son travail en France et les deux éditions coup sur coup de Rêver l’obscur, en 2003 et en 2015 (Chez les Empêcheurs de penser en rond puis chez Cambourakis). J’ai étudié son œuvre et la Wicca dans un livre qui devais s’intituler Yes, wiccanes ! mais qui, hélas, porte le titre obscur de Fiction, féminisme et post-modernité. Il s’agit précisément d’un livre sur les sorcières wiccanes et la réinvention made in USA de pratiques venues de Grande-Bretagne. L’origine de la Wicca est clairement érotique (lisez mon bouquin, vous aurez tous les détails !) mais le passage aux USA a transformé cette matière première pour n’en garder que la dimension de jeu. Religion païenne, ludique, féminine, souvent solitaire sauf au moment de grandes réunions où on danse en spirale et où on pratique la magie blanche, la Wicca est à mon sens un proto-féminisme, un acte de résistance en milieu hostile. Si je suis une fille d’un village perdu de l’Alabama, dans un état qui interdit l’avortement et qui pratique la peine de mort, avec la supérette du coin qui ne me propose que Fast and Furious 17 ou Rambo 128 tandis que chaque père de famille veille sous sa véranda avec sa Winchester 1866, prêt à tirer sur l’oiseau moqueur, je trouverai de la puissance, faute de mieux, dans mes potions et mes chaudrons. C’est du survivalisme féministe (rare car le survivalisme ne l’est pas, en général !).

Haraway reconnaît le lien entre déesse et cyborg, entre sorcière wiccane planquée et travailleuse blanche ou racisée bossant dans une zone franche industrielle. Ce sont les deux faces d’une même médaille. C’est la même danse libératrice, le même espoir de se tenir la main ailleurs que devant un film d’action avec un mec patriarcalisé (certains ne le sont point ! Perles rares !). On n’oppose pas déesse et cyborg parce qu’elles sont unies dans la même danse. Choisir d’être l’une ou l’autre en fin de compte, c’est du cosplay : le même fond demeure.

Ϊan Larue, Tête de la Déesse Edelson, 2022

Les œuvres de science-fiction citées dans le Manifeste cyborg sont parfois très difficilement accessibles en France notamment Dawn d’Octavia Butler, qui n’a pas été traduit, The Female Man de Joanna Russ, dont la traduction ne laisse entrevoir que l’ombre de l’œuvre originale, ou encore Superluminal de Vonda McIntyre, n’ayant eu droit qu’à un tirage confidentiel dans les années 80. Comment l’expliquer ? De manière plus générale comment faire connaître la science-fiction féministe et écoféministe ?

Par les pdf qui circulent sur Internet et qui parfois débouchent sur une « vraie » édition. C’est le cas récent des Bergères de l’Apocalypse de Françoise d’Eaubonne. Tout le monde voulait lire ce roman de science-fiction introuvable qui datait de 1977. Un ami qui en avait par miracle un exemplaire s’était dévoué pour le scanner. La « demande » est devenue si importante qu’elle a fini par attirer l’attention des éditions papier : le roman a été réédité en 2022 aux Editions des Femmes.

Parfois, les textes introuvables demeurent à l’état de pdf, passant sous le manteau comme au temps de Huysmans quand circulait ainsi la Pieuvre d’Hokusai… Sont introuvables non seulement les romans mais aussi les textes théoriques, devenus « livres rares » comme La dialectique du sexe dont j’ai parlé tout à l’heure. Ce n’est pas seulement la SF féministe c’est TOUT le féminisme et son histoire qui est underground. On ne s’étonnera point en fin de compte que la contreculture féministe, si importante dans ses manifestations littéraires, philosophiques, artistiques, intellectuelles soit si invisibilisée.

Ϊan Larue, Mains du dieu cornu et de la cyborg, 2022

La liste H comporte également le roman Par-delà les murs du monde, qui propose aussi une forme d’alliance, cette fois entre humain.es et tyrennis – des sortes de grandes raies mantas volantes – qui devront apprendre à communiquer en mettant en commun leurs pouvoirs psychiques pour faire face à la destruction de leurs mondes. Ce livre a été écrit par James Tiptree Jr, auquel tu as consacré un travail de recherche biographique. Que peux-tu nous dire à son sujet?

Une des héroïnes de ce roman est une scientifique noire, on comprend pourquoi Haraway l’a sélectionné dans sa liste ! Ce qui est extraordinaire, dans Par-delà les murs du monde (un des rares romans de la liste H à être disponible facilement en librairie), c’est l’inversion radicale des rôles féminins et masculins dans le monde des extra-terrestres : les hommes sont des Pères nourriciers, ils remplissent la noble fonction, très prestigieuse, d’élever les rejetons car c’est le plus important au monde, tandis que les femelles, curieuses, voyageuses, exploratrices, sont toujours par monts et par vaux à l’affut d’expériences nouvelles et de découvertes : pas tout à fait un monde à l’envers, parce que cette activité-là, activité des femelles, celle qui correspond aux prérogatives masculines sur notre Terre, est sur cette planète complètement dépréciée. Une bonne mère de famille terrienne, qui s’est dévouée toute sa vie à ses enfants et à ses proches, qui est tellement méprisée que son travail gratuit n’est même pas comptabilisé dans le PIB (ce détail figure dans le roman), se trouve qualifiée de Père, extraordinairement admirée et respectée par les extra-terrestres.

Pliée de rire, Joëlle Wintrebert se moquait dans Le sexe de ta plume de tous les auteurs qui avaient salué le caractère « viril » de l’écriture de Tiptree – et plus rien sur Internet : le site de l’autrice a disparu et les précieux dossiers du Cafard cosmique, dans lesquels figurait cet article, ont disparu également. Et pourtant, en 2022, Wintrebert vient de recevoir le prix Ayerdhal… C’est dire la fragilité du genre.

Heureusement, j’avais pris naguère quelques notes que voici : « prenant la mesure du violent sexisme qui raréfie les autrices de science-fiction, elle [Wintrebert] précise : ‘’Anecdote aussi célèbre que savou­reuse, James Tiptree (on ignorait alors qu’il était le pseudo d’Alice Sheldon) fut traité de ‘mâle chauviniste’ par Samuel Delany. Quant à Ted Sturgeon, pourtant homme éclairé, il écrivait : ‘Il a été suggéré que Tiptree était une femme, théorie que je trouve absurde, car il y a pour moi quelque chose d’inéluc­tablement masculin dans l’écriture de Tiptree.’ Bien entendu, quand l’autrice révèle son identité, deux ans plus tard, tout le monde s’accorde à lui trouver des accents féminins ».

Mais, détail d’importance, Tiptree ne révèle PAS son « identité » !

On ne peut pas dire que James Tiptree « était une femme » et que ses chers copains de l’époque, menant une enquête serrée dans la rubrique nécrologique des journaux, ont « révélé » le « vrai sexe » de l’auteur en pistant James après la mort de sa mère. On ne peut pas dire, comme le préfacier de son livre d’or, Pierre K. Rey, qu’elle a voulu crier au monde sa vraie nature de femme.

Non. James Tiptree était un homme trans et il a été « outé ». Le « outing » est une violation de la vie privée, passible aujourd’hui de poursuites, qui peut détruire la vie d’une personne trans. Cela consiste à révéler la transidentité de quelqu’un sans son consentement. Or je soutiens, après avoir étudié de près sa biographie et ses lettres, que James Tiptree était un homme trans même si son portrait physique (une blonde à frisettes) ne correspondait pas à son identité de genre.

James Tiptree s’en est sorti parce que le mouchard Internet n’existait pas encore quand il écrivait romans et nouvelles. Il a pu passer toute sa vie littéraire en homme sans que personne ne le voit jamais. Dès son enfance, il préfère se voir surnommer Alli. Dès son plus jeune âge il accompagne ses parents en safari : cela lui donnera une conscience aiguë de la violence coloniale et sexiste de cet univers de prédation (les Noirs sont des « boys » et on dépossède les femmes de leurs chasses). Cela transparaît dans nombre de ses nouvelles. Dans ses lettres à ses amis (qu’il n’a jamais vus), il se présente en homme, allant jusqu’à se raser de frais car il a reçu une lettre féminine parfumée (dit-il). Son unique interview a été faite par écrit et à distance. Il avait travaillé pour les services secrets et connaissait toutes les astuces, de la boîte postale anonyme au refus des appels téléphoniques pour des raisons toutes plus plausibles les unes que les autres.

Et puis un jour, sa mère meurt et James est cité comme Alice Sheldon dans une notice nécrologique. Ses amis masculins sont indignés par la « révélation » (que James n’a jamais faite). Ses amies féminines, au contraire, font preuve de gentillesse : Ursula Le Guin l’appelle « ma sœur » et Joanna Russ (qui tant de fois lui a reproché son sexisme !) lui tend une main secourable et lui propose devenir lesbienne pour surmonter la catastrophe. Mais rien n’y fait. Il est probable que James Tiptree souffrait par ailleurs de fragilité psychologique, accrue sans doute par le comportement de sa mère qui lui avait interdit dans sa jeunesse de se couper les cheveux, de sacrifier cet « ornement », l’avait envoyé dans une « finishing school » pour filles où il s’était senti, sans surprise, très malheureux puis lui avait plus ou moins imposé de se marier. Tout cela ne peut pas aider un homme trans à vivre mieux.

James Tiptree s’effondre après avoir été outé et sa vie s’achève alors rapidement avec un meurtre et un suicide. Il assassine son mari Tim et se donne la mort ensuite. Assassiner sa famille avant de se tuer est un acte dont le mode opérationnel est largement connoté masculin dans la société actuelle. Il a laissé deux romans et énormément de nouvelles transféministes tout aussi extraordinaires les unes que les autres et presque indisponibles comme il se doit. Quelques librairies spécialisées en ligne, comme Scylla, en ont parfois quelques exemplaires rares !

James Tiptree a par ailleurs entretenu une longue correspondance écrite avec Joanna Russ. Comment les correspondances entre les personnes sont-elles un moyen d’affirmer des identités ?

James Tiptree entretenait en effet des correspondances avec énormément d’auteurs et d’autrices de son temps qu’il n’avait jamais vues en vrai. Cela peut nous paraître étrange, voire impossible, mais à travers les pseudos, les photos floues, les avatars fantasques et les réunions Zoom caméra cachée, ne sommes-nous pas en train de revenir à ce stade ? Le covid a accentué le phénomène. Je n’ai jamais rencontré en vrai des personnes avec qui je travaille avec passion, comme Julie Crenn, curatrice écoféministe qui m’a sauvée de l’isolement et encouragée dans ma peinture, Cécile Lecan qui fait de palpitantes conférences d’histoire de l’art en ligne et qui m’inspire par les tableaux qu’elle présente ou trois Canadiennes avec lesquelles j’ai parlé par Zoom pendant plusieurs mois dans le but d’écrire une présentation de leur travail artistique. Depuis deux ans, mes relations avec mes amies et ma famille ne passent plus, pratiquement, que par le numérique. C’est le cas de toutes les personnes qui sont comme moi « à haut risque » (et non pas « fragiles » : nous le sommes moins que d’autres si nous sommes encore vivant·es bien que la maladie soit pour nous très mortelle).

D’une façon générale, nous pouvons si nous le désirons nous choisir une identité numérique de manière très libre, encore que cela demande une attention encore plus extrême que celle de James Tiptree allant relever en catimini sa boîte postale ! Car ici comme ailleurs, l’enfer c’est les autres – personne ne maîtrise sa « branding image » à moins d’être vraiment seule au monde sur une île numérique déserte. Ceci dit je connais trois personnes qui n’ont pas d’ordinateur, pas de mail et pas de téléphone portable. Et qui s’en sortent ma foi pas si mal, malgré les obstacles qu’on peut deviner dans la vie quotidienne.

Dessin de James Tiptree apparaissant dans sa correspondance avec Joanna Russ et également publié dans le fanzine The Witch and the Chameleon

Pour lire la partie deux de l’interview, c’est par !

Propos recueillis par Charline Kirch

Libère-toi cyborg ! est désormais disponible à la vente en poche par ici.

Crédits image de couverture : Ϊan Larue, « Mains du dieu cornu et de la cyborg », 2022

Ma gratitude éternelle à Ïan Larue pour tout ce qu’elle m’a apporté !

🧪🖌️🪡🪄

Whole New Worlds

The Spiral Dance of the Cyborg and the Goddess

“During the spiral dance, each participant at a given moment is facing each other, and meets her gaze. It seems that here the cyborg and the Goddess have indeed exchanged a look, that a connection has taken place, the manifestation of which is, and can only be, a certain joy.” *

There may have been joyful connections between Goddesses and cyborgs before Donna Haraway wrote her Cyborg manifesto. Notably in the pages of The Witch and the Chameleon, the first feminist science-fiction fanzine created in 1974 by Amanda Bankier, which will be followed by many others, starting with Janus and Aurora. To dive into these archives is to be moved to see the work of people who shared our dreams and aspirations some fifty years ago!

On my side, I was overjoyed to meet Ϊan Larue, who wrote Libère-toi cyborg ! my bedtime book since I read it a year ago. We did an interview that will be at the heart of this new cycle of publications on Expo156. We’ll come back to the novels mentioned in the Cyborg manifesto, but not only. We will also talk about dinosaur goddesses, all flower, hope…

It will also be about hope in the new visual selection on Instagram. Composed with the contribution of Ϊan Larue, it will be a stroll along along a polychrome earth, strewn with regenerating organisms. This stroll will continue by going to meet some great initiatives related to queer and feminist SF!

(Version française)

“Lors de la danse spirale, chaque participant/e à un moment donné fait face à chaque autre, et croise son regard. Il semble qu’ici la cyborg et la Déesse aient en effet échangé un regard, qu’une connexion ait eu lieu, dont la manifestation est, et ne peut être que, une certaine joie.” *

Des rencontres joyeuses entre Déesses et cyborgs il y en a peut-être eu avant l’écriture du Manifeste cyborg de Donna Haraway. Notamment dans les pages de The Witch and the Chameleon, premier fanzine de science-fiction féministe crée en 1974 par Amanda Bankier, qui sera suivi de bien d’autres, à commencer par Janus et Aurora. Plonger dans ces archives, c’est être émue de voir des travaux de personnes qui partageaient nos rêves et nos aspirations il y a déjà une cinquantaine d’années !

De mon côté, j’ai été infiniment heureuse de rencontrer Ϊan Larue, qui a écrit Libère-toi Cyborg !, mon livre de chevet depuis que je l’ai lu il y a un an. Nous avons réalisé une interview qui sera au cœur de ce nouveau cycle de publications sur Expo156. Nous reviendrons sur les romans cités dans le Manifeste cyborg, mais pas seulement. On parlera aussi de Déesses dinosaures, de murailles de fleurs, d’espoir…

Et d’espoir il en sera aussi question dans la nouvelle sélection visuelle sur Instagram. Composée avec la contribution de Ϊan Larue, elle prendra la forme d’une balade le long d’une terre polychrome, jonchée d’organismes en régénérations. Cette balade se poursuivra en allant à la rencontre de quelques chouettes initiatives relatives à la SF queer et féministe !

Charline Kirch

*Isabelle Stengers in “Crafting hope at the edge of the abyss” // *Isabelle Stengers dans “Fabriquer de l’espoir au bord du gouffre”

Feature image credits // Crédits image de couverture : Lee Bul, “Cravings”, 1989. Performance, Jang Heung, Korea.

I would like to thank Ϊan for her help, her availability, and all that she taught me. Also this work would not have been possible without Élise Deubel and Garance Henry, so it is dedicated to them! // Je remercie Ϊan pour son aide, sa disponibilité et tout ce qu’elle m’a appris. Aussi ce travail n’aurait pas vu le jour sans Élise Deubel et Garance Henry, il leur est dédié !



Interview

Victor Clavelly – Emancipated Golems

Victor Clavelly‘s works subvert the notions of materiality and immateriality, particularly through their “faux-semblants” prints. They dress gynoids and trolls, giving shape to a sharp visual and narrative world that hosts both Rachel the baby dragon and the puppet Pierrot, offspring in revolt against their creator, living and emancipated golems.

You are a designer and 3D artist, graduated from Duperré school in 2020, you are the creator of four clothing collections. How do you define your work? And what is your point of view on its evolution over the last few years?

I work on artificial bodies, I like to create chimeras from head to toe, telling stories through silhouettes. Fashion is a huge field of experimentation in which I have a lot of fun, it’s like a language to tell what I want. With each new collection I manage to express myself better through silhouettes, to develop characters that make sense (for me at least), a story, a LORE that encompasses my whole production and that over time becomes a rich universe in which I can come and pick up elements to develop new things.

One of the first things that struck me when I looked at some of your creations was the elongation of the silhouettes by their legs, sometimes with the help of prostheses. How do you think about the silhouette in your work?

When I draw a silhouette I try to caricature its forms, to lengthen it, to sharpen it, to make it puny, or powerful, I pass especially by the cut and the prosthesis, there are so many processes that one can apply to deform bodies, it’s an infinite ground of experimentation, and one can really go very far, it’s one of the principal challenges in my work.

There is also a material ambiguity in your pieces. This is something that I imagine has a lot to do with your working process? Can you tell us about it?

The second important point in my work is the “faux-semblant” through print, to imitate materials, to amplify shapes, it allows to create pieces that work very well in images, that are easy to sew, and that really take another dimension when they are assembled with very worked sewing pieces. These are the two product lines that I develop the most. For my next collection, “Le Jugement du Pontif”, I’m trying to make sewing pieces with these processes of “faux-semblants”, but ennobled, it’s even more work but these are exceptional pieces.

In “Le Jugement du Pontif”, the editorial dedicated to your fourth collection published in Temple Magazine, or in “Save Room”, you associate your clothing creations with particular spaces, landscapes and virtual constructions. How is the articulation between the two? In the same way, how does the fashion editorial allow you to integrate clothing into a narrative?

When I was in primary school with my best friend, we used to play a lot of role playing games, we were constantly drawing and telling each other about the adventures of our avatars in a universe that we created from scratch, we drew all the races that populated these lands, the cities, the buildings, the means of transportation, we had a currency, each zone had its own economy, its political situation. We loved to destroy everything by starting wars, natural or supernatural catastrophes, like gods or devils. The narrative in my creative process is extremely important, it feeds the universe of what I tell, it allows me to develop each character, from their faces to their clothes. I originally wanted to develop video games, and I must admit that I would love to get back to it. 

I chose to do a Master’s degree in Fashion Image Media Editorial at Duperré to focus on what had around the clothing, the body and put it all in images, and my practice of 3D could really open a door to build this. 

Your work is partly inspired by video games, there is perhaps also the cinema with the make-up, the prostheses which can have a kinship with the world of special effects. You also regularly refer to characters from the imagination, such as the creature of Frankenstein or Pinocchio. What are your influences, the works that were important in the development of your universe?

It’s funny that you talk about Frankenstein and Pinocchio, they are references that speak to me a lot, the relationship between the creature and the creator, the offspring, the border between the creator father and the demiurge, as well as the questioning and the emancipation of these beings. These issues that these works raise have been foundational in my work. I also think of Bellmer, ” Ghost in the shell ” by Mamoru Oshii, the myth of Pygmalion, ” AI ” by Steven Spielberg, ” Le avventure di Pinocchio ” by Luigi Comencini.

On Expo156 is currently published “Embryo Fashion”, a visual selection developed by Garance Henry and myself. On your side, you speak of digital golem, to define some of your creations, golem which means embryo in Hebrew. You also worked on this subject in your thesis, can you tell us about it?

My master’s thesis is called “Portrait en pied d’un corps Artificiel”, in which I try to trace the relationship to the body that I adopt in my work, and I qualify the creatures that I sculpt in 3D as golem because they are as if invoked, born without birth, as if their illegitimacy to exist made them monstrous, like Frankenstein. Moreover, when one reads Frankenstein by Mary Shelley, published in 1818, one must bear in mind that the writer had lost a seven-month-old baby three years earlier.

Rachel, by Victor Clavelly

It seems to me that in the creatures taking shape in your work, there is a form of overcoming the dualisms between human-animal-machine, of reality and fiction. In his book “Libère-toi Cyborg”, Ian Larue describes Donna Haraway’s Cyborg as a “new golem ready to save her people”. Do you identify with Cyborg thinking?

Personally, I have more fun identifying myself with the demiurge than with the creature, I like playing Saruman the White, summoner of armies. On the other hand, the ontological problematic is at the heart of my work and it is by being even more accurate in the shapes of my clothes, in the expression of the faces that I sculpt, that my digital golems really emancipate themselves, and that they come alive.

I would love to make a movie for a future collection, where all the models rebel against me and dismember me alive.

VERSION FRANCAISE

Les créations de Victor Clavelly vont, notamment par leurs impressions en faux-semblants, subvertir les notions de matérialité et d’immatérialité. Elles habillent gynoïdes et trolls, donnent corps à un monde visuel et narratif acéré qui accueille aussi bien Rachel le bébé dragon que la marionnette Pierrot, des progénitures en révolte contre leur créateur, des golems vivants et émancipés.

Tu es designer et artiste 3D, diplômé de l’école Duperré en 2020, tu es l’auteur de quatre collections de vêtements. Comment est-ce que tu définis ton œuvre? Et comment est-ce que tu perçois l’évolution de celle-ci au cours de ces dernières années?

Je travaille sur les corps artificiels, j’aime créer des chimères de la tête aux pieds, raconter des histoires à travers les silhouettes. La mode est un terrain d’expérimentation immense dans lequel je m’amuse beaucoup, c’est comme un langage pour raconter ce que je veux. A chaque nouvelle collection j’arrive à mieux m’exprimer par les silhouettes, à développer des personnages, qui ont du sens (pour moi du moins) une histoire, un LORE qui englobe l’ensemble de ma production et qui au fil du temps devient un univers riche dans lequel je peux venir piocher des éléments pour développer des nouvelles choses. 

L’une des premières choses qui m’a frappé en regardant certaines de tes créations, c’est l’allongement des silhouettes par leur jambes que tu vas étendre, parfois à l’aide de prothèses. Comment est-ce que tu penses la silhouette dans ton travail?

Quand je dessine une silhouette j’essaie de caricaturer ses formes, pour l’allonger, l’aiguiser, la rendre chétive, ou puissante, je passe surtout par la coupe et la prothèse, il y a tant de procédés que l’on peut appliquer pour déformer des corps, c’est un terrain d’expérimentation infini, et on peut vraiment aller très loin, c’est l’un des principaux défis dans mon travail.

Il y a aussi une ambiguïté matérielle dans tes pièces. Cest quelque-chose qui j’imagine à beaucoup à voir avec ton processus de travail? Est-ce que tu peux nous en parler?

Le deuxième gros point dans mon travail est le faux-semblant par le print, pour imiter des matières, amplifier des formes, ça permet de créer des pièces qui fonctionnent très bien en images, qui sont facile à coudre, et qui prennent vraiment une autre dimension quand elles sont assemblées avec des pièces couture très travaillées. C’est les deux gammes de produits que je développe le plus. Pour ma prochaine collection, « Le jugement du Pontif » j’essaie de réaliser des pièces couture avec ces procédés de faux-semblants, mais ennoblis, c’est encore plus de travail mais ce sont des pièces exceptionnelles.

Dans « Le jugement du Pontif », l’édito consacré à ta quatrième collection paru dans Temple Magazine, ou encore dans « Save Room », tu associes tes créations vestimentaires à des espaces particuliers, des paysages et des constructions virtuelles. Comment se fait l’articulation entre les deux? De la même manière, comment l’édito de mode te permet-il d’inscrire le vêtement dans une narration?

Quand j’étais en primaire avec mon meilleur ami on faisait beaucoup de jeux de rôle, on dessinais constamment et se racontait les péripéties de nos avatars dans un univers que l’on créait de toutes pièces, on dessinait toutes les races qui peuplaient ces terres, les villes, les immeubles, les moyens de transport, on avait une monnaie, chaque zone avait sa propre économie, sa situation politique. On adorait tout détruire en déclenchant des guerres, des catastrophes naturelles ou surnaturelles, tels des dieux ou des diables. La narration dans mon processus créatif est extrêmement importante, elle nourrit l’univers de ce que je raconte, elle me permet de développer chaque personnage, de leurs visages à leurs tenues. À la base je voulais développer des jeux vidéo, et j’avoue que ça me plairait beaucoup d’y revenir. 

J’ai choisi de faire un Master Image de mode Media Éditorial à Duperré pour me focaliser sur ce qui avait autour du vêtement, du corps et mettre en image le tout, et ma pratique de la 3D a vraiment pu ouvrir une porte pour construire cela. 

Ton travail est en partie inspiré par le jeu vidéo, il y a peut-être aussi le cinéma avec le maquillage, les prothèses qui peuvent avoir une parenté avec le monde des effets spéciaux. De même tu te réfères régulièrement à des personnages issus de l’imaginaire, comme par exemple la créature de Frankenstein ou Pinocchio. Quelles sont tes influences, les œuvres qui ont compté dans le développement de ton univers?

C’est drôle que tu parles de Frankenstein et Pinocchio, c’est des références qui me parlent beaucoup, le rapport entre la créature et le créateur, la progéniture, la frontière entre le père créateur et le démiurge, ainsi que la remise en question et l’émancipation de ces êtres. Ces problématiques que ces œuvres soulèvent ont été fondatrices dans mon travail. Je pense aussi à Bellmer, « Ghost in the shell » de Mamoru Oshii, le mythe de Pygmalion, « AI » de Steven Spielberg, « Le avventure di Pinocchio » de Luigi Comencini.

Sur Expo156 est publié en ce moment « Embryo Fashion », une sélection visuelle développée par Garance Henry et moi-même. De ton côté, tu parles de golem numérique, pour définir certaines de tes créations, golem qui veut dire embryon en hébreu. Tu as aussi notamment travaillé sur ce sujet dans ton mémoire de fin d’études, est-ce que tu peux nous en parler?

Mon mémoire de master s’appelle «Portrait en pied d’un corps Artificiel», dedans j’essaie de retracer le rapport au corps que j’adopte dans mon travail, et j’y qualifie les créatures que je sculpte en 3D de golem car elles sont comme invoquées, nées sans natalité, comme si leur illégitimité d’exister les rendaient monstrueuses, à la manière de Frankenstein. D’ailleurs lorsque l’on lit Frankenstein de Mary Shelley paru en 1818 il faut avoir en tête que l’écrivaine a perdu un bébé de sept mois trois ans auparavant.

Il me semble y avoir dans les créatures qui prennent forme dans ton travail, une forme de dépassements des dualismes entre humain-animal-machine, de la réalité et de la fiction. Dans son ouvrage « Libère-toi Cyborg », Ian Larue décrit la Cyborg de Donna Haraway comme une « nouvelle golem prête à sauver son peuple ». Est-ce que tu te reconnais dans la pensée Cyborg?

Personnellement je m’amuse plus a m’identifier au démiurge plutôt qu’à la créature, j’aime trop jouer à Saroumane le blanc, invocateur d’armée. En revanche la problématique ontologique est au cœur de mon travail et c’est en étant encore plus juste dans les formes de mes vêtements, dans l’expression des visages que je sculpte, que mes golems numériques s’émancipent vraiment, et qu’ils prennent vie.

J’aimerais trop faire un film pour une collection future, où tous les modèles se rebellent contre moi et me démembrent vivant.

Interview by Charline Kirch // Propos recueillis par Charline Kirch

A big thank you to Victor Clavelly for his answers and his availability // Un grand merci à Victor Clavelly pour ses réponses et sa disponibilité <3

Featured image credit : Rachel by Victor Clavelly // Image de couverture : Rachel par Victor Clavelly

💫

News

Expo21✨22

2021 has been for me the most intense and important year on Expo156 in terms of content production and professionalization of the platform.

This year started with the birth of the website, after several months of development and acquisition of skills in this area :’)

I had the chance to publish interviews with Valentin Ranger, Talking Shell, Floryan Varennes and Hélène Jeudy, but also to experiment with cross-interviews in the articles “Humanimality” and “Creatures of the Virtuals Realms”, which allow to connect different creators’ points of view. There were also two articles that mean a lot to me: “Something is Happening”, which featured the magical keys of Élise Deubel, Naia Combary and Marie Léon, and “25 names of artistic movements you would like to see emerge in the coming years”, a very funny list thought up with you.

Finally there was the publication of “In My Distopic Garden”, the beautiful Spring-Summer 21 collection by Carla Boré, and the Heavy Moon playlist with its cover designed by Lou Shafer, my first commission from an artist!

The website continues to improve over time with the recent creation of a calendar of events and exhibitions.

On Instagram, I had the opportunity to collaborate with Talking Shell and Floryan Varennes to create visual selections to accompany the publication of their interviews. And finally I am very proud to publish “Embryo Fashion”, a selection created by Garance Henry and I.

In 2022, your support will be essential for me to accomplish at least as much as the past year and to consider the continuation of the project beyond the next few months. Last December I opened a Patreon page where you can become a patron, in exchange for many rewards, such as stickers and T-shirts.

I also chose to introduce donations goals, to draw a path towards all the exciting projects I would like to achieve:

  • When I reach 50 euros per month I will be able to finance the maintenance costs of the website (hosting, plugins, etc.) GOAL ACHIEVED =D
  • When I reach 100 euros per month I will start to make photo reports in artists’ studios and art galleries
  • When I reach 200 euros per month I will start to commission original works from artists (drawing, photography, digital art, etc.)
  • When I reach 500 euros per month I will publish one article every month (interviews, photo reports, playlists, fashion editorials, original creations, off-formats)
  • When I reach 1000 euros per month I will publish two articles every month (interviews, photo reports, playlists, fashion editorials, original creations, off-formats)
  • When I reach 2000 euros per month I will publish one article every week (interviews, photo reports, playlists, fashion editorials, original creations, off-formats)


In the next few days I will publish an interview with Victor Clavelly. I’m also actively working on new forms of curation, I can’t wait to show you all this! ✨



Charline

2021 a été pour moi l’année la plus intense et la plus importante sur expo156 en terme de production de contenu et de professionnalisation du projet.

C’est une année qui a commencé avec la naissance du site Internet, après plusieurs mois de développement et d’acquisition de compétences en la matière :’)

J’ai eu la chance d’y publier des interviews de Valentin Ranger, Talking Shell, Floryan Varennes et Hélène Jeudy, mais aussi d’expérimenter des formes d’interviews croisées avec « Humanimality » et « Creatures of the Virtuals Realms », qui permettent de rapprocher différents points de vues de créateurs. Il y a eu deux articles qui comptent beaucoup pour moi : « Something is Happening » , qui a fait la part belle aux clés magiques d’Élise Deubel, Naia Combary et Marie Léon, puis « 25 noms de mouvements artistiques que vous aimeriez voir émerger dans les années à venir », une liste qui a été très chouette à élaborer avec vous.

Enfin il y a eu la publication de « In My Distopic Garden », la belle collection Printemps-été 21 de Carla Boré, et de la playlist Heavy Moon pour laquelle Lou Shafer a réalisé une pochette, et qui était pour moi l’occasion de réaliser une première commande auprès d’une artiste!

Le site Internet continue de s’améliorer au fil du temps avec la création à la fin de l’année d’un agenda des événements et des expositions.

Pour ce qui est d’Instagram, j’ai eu l’opportunité de collaborer avec Talking Shell et Floryan Varennes pour créer des sélections visuelles accompagnant la parution de leurs interviews. Et enfin je suis très fière de publier “Embryo Fashion”, une sélection crée par Garance Henry et moi.

En 2022, votre soutien va m’être indispensable pour arriver à en faire au moins autant que l’année écoulée et envisager la poursuite de mon activité sur Expo156 au-delà des prochains mois. J’ai ouvert en décembre dernier une page Patreon sur laquelle vous pouvez vous abonner en échange de nombreuses contreparties, comme par exemple des stickers et des T-shirts.

J’ai aussi choisi d’introduire des donations goals, afin de dessiner un chemin vers tous les chouettes projets que j’aimerais concrétiser :

  • A partir de 50 euros mensuels je pourrai financer les frais de maintenance du site Internet (Hébergement, plugins, etc.) OBJECTIF ATTEINT =D
  • A partir de 100 euros mensuels je commencerai à faire des reportages photo dans des ateliers d’artistes et des galeries d’art
  • A partir de 200 euros mensuels je commencerai à passer des commandes d’œuvres originales à des artistes (dessin, photo, art numérique, etc.)
  • A partir de 500 euros mensuels je publierai un article tous les mois (Interviews, reportages photo, playlists, éditos mode, créations originales, hors-formats) 
  • A partir de 1000 euros mensuels je publierai deux articles tous les mois (Interviews, reportages photo, playlists, éditos mode, créations originales, hors-formats)
  • A partir de 2000 euros mensuels je publierai un article toutes les semaines (Interviews, reportages photo, playlists, éditos mode, créations originales, hors-formats)

Dans les prochains jours je publierai une interview réalisée avec Victor Clavelly. Je travaille aussi activement à de nouvelles formes de sélections d’œuvres, de curation, j’ai hâte de vous montrer tout ça! ✨

Charline

Interview

Hélène Jeudy – Digital Species

The reading of ” Digital Species “, by Hélène Jeudy published by FP&CF, transported me in a universe with an imposing visual strength, which is embodied through a generous, multiple and imaginative design. Throughout the pages, between the leaves and the flowers, a fantastic garden takes place, inhabited by unknown, mysterious and hybrid species, in harmony with their environment. This first encounter with Hélène Jeudy’s work made me want to ask her a few questions about this book and her artistic production, which regularly takes shape within GERIKO, the collective she co-founded with Antoine Caecke, and which ranges from contemporary drawing to digital arts.

You are a visual artist and director, co-founder of the collective GERIKO with Antoine Caecke, can you introduce yourself in more detail?

I was born in Belgium and I met Antoine there, he is my other half 🙂

We have been working together for more than 10 years, we created Geriko and have realized under this name several films, digital installations and other projects.
We are so close that our mutual universes often merge, this was the case with the video “Anvil” released in 2016.
We also work separately, often for long periods of research and experimentation.
These experiments, we then reinject them into our common projects.

We situate our practice at the border of contemporary drawing and digital arts.

We particularly appreciate the digital tools because they allow us to concretize everything we imagine without limitation.
To assemble very diverse sources in a coherent way, and build a universe that expands little by little.
These are demanding tools, there are many technical constraints and work to master them, but the progressive improvement of computer performances have made them much more accessible.
It is now possible to create a whole movie or a video game with two people, which was very complicated a few years ago.
The immediacy of some recent software also allows us to work with the same instinct as when we put our ideas on paper.
These tools offer us a huge field of creativity, associations and new storytelling languages to explore.

In 2020, you released the book “Digital Species” published by FP&CF. In it, you make a very generous use of the potentialities of the medium, notably by using celluloids that offer a double reading to your drawings, adding a manga in the middle of the book, and using the risography process for printing.

How was this project born and how did you create it? In general, what do the techniques of printed images bring to your artistic practice?

Digital Species was made over several years.

The manga at the center of the book is the starting point.

The narrative approach of the manga has finally given way to a book of “visual poetry”, the large format allows you to wander through each image, like in a painting.

This series of illustrations represents the woman’s body in mutation, questions femininity by extrapolating the relationship of the woman to her body and the changes that it undergoes through the genetic and digital evolutions.

It is a poetic vision of the way in which the woman adapts to these changes.

The representation of women is central in my work. Practically all my projects evoke this subject.

Concerning the object, the printing technique, the choice of papers and celluloids, the format, the binding, it is Maxime Milanesi who took care of it and made these choices with the help of Arnaud Aubry.

This assembly required a lot of time and I was very moved when I received the finished book.

With GERIKO, you have directed animation videos, including music videos such as “Anvil” for Lorn. How do you go from drawing to video? And how does the link with the music work?

We are in a long-term work whose objective is to give life to our characters, to our ideas, and to extend our universe. And in this sense, the book, the drawing or the animation are very complementary.

However, the pre-production and the realization of a film require a lot of time, investment, and a particular patience.

It took us several months of research to find the idea, it was also the case to experiment with the tools adapted to the animation that we wanted to create, and to find a graphic rendering that comes as close as possible to our drawings.

The link with the music was thought of at the stage of creating the storyboard.

It was also a difficult step because we wanted to get the right balance between the narrative and the rhythm of the music.

Once the production of the film was underway, we received the precious help of two animator friends, Anthony Lejeune and Manddy Wyckens, who made the character animation.

For the rest, it was Antoine and I who did everything.

It took a year and a half, maybe two, to develop a film like this.

It’s encouraging to see that the film continues to make its way today and interests so many people.

We regularly receive very touching messages and comments that give us the energy to continue working on other films.

You also worked with Marine Serre on the Spring Summer 2019 collection, how was the collaboration?

It’s great to work with Marine Serre, she’s an impressive woman.

We met in Brussels, she gave me an appointment while she was there for a photo shoot.

We imagined together an illustration mapping the entire body.

It is a collaboration which was made in a very fluid and evident way, in the confidence.

Your work is often set in organic worlds, with dense and phantasmagorical vegetation, which hides as much as it reveals the characters who live there. To what extent do you consider that there can be a utopian dimension in these environments?

Paradoxically these organic and luxuriant landscapes that I put in image are often linked to a digital environment. And despite the fascination I have for digital tools, they evoke rather dystopian scenarios.

As our work progressed and our relationship with the tools we use evolved, we came up with the idea to create a dimension, which can be perceived as utopian, in which we could counterbalance all these worrying anticipations.

This world on which Antoine and I are working is still under construction. I would describe this garden as a digital refuge, an ecosystem in which evolve the creatures that we imagine.

Different chapters take place in this project and the book Digital Species is one of them.

In this Garden, a great number of as yet unknown species cohabit; women merging with the environment, chimeric insects, extraterrestrial plant specimens.
We observe cloudy, hazy digital memories.
It is a world in perpetual mutation.

What are your influences, the artists you like, your readings, your relationship with S-F and fiction?

I like the work of many contemporary illustrators. I regularly collaborate with some of these artists for collective editions. This year we participated in the book Torrent de Lagon Revue with about twenty other illustrators artists that I particularly admire. I have also done four-handed drawings with some of them. The way in which these meetings materialize into common projects inspires me a lot.

In parallel to drawing and digital art, I am very sensitive to jewelry and puppets.
I am also interested in photography, fashion design, architecture, cinema and music. To a certain extent, the digital arts allow me to bring together almost all these fields.

As for reading, I am currently immersed in some of my childhood tales: “The Little Prince” by Saint Exupéry, Andersen’s tales and others.

What are your current projects?

Several projects are crossing each other. With Geriko, we are making a new animated film that echoes an illustration book we are working on.

We are also very interested in developing an interactive experience, close to a video game, but it is still too early to determine if this project will see the light of day or not.

Version Française

La lecture de « Digital Species », d’Hélène Jeudy paru aux éditions FP&CF, m’a transporté dans un univers d’une imposante force visuelle, qui s’incarne à travers un graphisme généreux, multiple et imaginatif. Au fil des pages s’y déploie, entre les feuilles et les fleurs, un jardin fantastique habité par des espèces inconnues, mystérieuses et hybrides, en harmonie avec leur environnement. Cette première rencontre avec le travail d’Hélène Jeudy m’a donné envie lui poser quelques questions à propos de ce livre et l’ensemble de sa production artistique qui prends régulièrement forme au sein de GERIKO le collectif qu’elle a co-fondé avec Antoine Caecke, et qui va du dessin contemporain aux arts numériques.

Tu es artiste visuelle et réalisatrice, cofondatrice du collectif GERIKO avec Antoine Caecke, est-ce que tu peux te présenter plus en détail ?

Je suis née en Belgique et j’y ai rencontré Antoine, il est ma moitié 🙂

Cela fait plus de 10 ans que nous travaillons ensemble, nous avons créé Geriko et avons réalisé sous ce nom plusieurs films, installations numériques et autres projets.

Nous sommes tellement proches que nos univers mutuels fusionnent souvent, ce fut le cas avec la vidéo « Anvil » sortie en 2016.

Nous travaillons aussi séparément, souvent pour l’occasion de longues périodes de recherche et d’expérimentation.

Ces expérimentations, nous les réinjectons ensuite dans nos projets communs.

Nous situons notre pratique à la frontière du dessin contemporain et des arts numériques.

Nous apprécions particulièrement les outils numériques car ils permettent de concrétiser tout ce qu’on imagine sans se limiter.

D’assembler des sources très diverses de manière cohérente, et de construire un univers qui s’étend petit à petit.

Ce sont des outils exigeants, il y a beaucoup de contraintes techniques et de travail pour les maitriser, mais l’amélioration progressive des performances des ordinateurs les ont rendus beaucoup plus accessibles.

Il est maintenant envisageable de créer un film entier ou un jeu vidéo à deux, ce qui était très compliqué il y a encore quelques années.

L’immédiateté de certains logiciels récents permet aussi de travailler avec le même instinct que lorsque nous posons nos idées sur papier.

Ces outils nous offrent un champ énorme de créativité, d’associations et de nouveaux langages de narration à explorer.

Tu as sorti en 2020 le livre « Digital Species » aux éditions FP&CF. Il y a dedans une utilisation très généreuse des potentialités du médium, notamment par l’emploi de celluloïds qui offrent une double lecture à tes dessins, l’ajout d’un manga au milieu de l’édition, l’utilisation du procédé de la risographie pour l’impression.

Comment est né ce projet et comment s’est passé sa réalisation ? De manière générale, qu’est-ce que les techniques de l’image imprimée t’apportent dans ta pratique artistique ?

Digital Species s’est fait sur plusieurs années.

Le manga qui est au centre du livre est le point de départ.

L’approche narrative du manga a finalement laissé la place à un livre de « poésie visuelle », le grand format permet de se balader dans chaque image, comme dans un tableau.

Cette série d’illustrations représente le corps de la femme en mutation, questionne la féminité par l’extrapolation du rapport de la femme à son corps et des changements que celui-ci subit à travers les évolutions aussi bien génétiques que numériques.

C’est une vision poétique de la manière dont la femme s’adapte à ces changements.

La représentation de la femme est centrale dans mon travail. Pratiquement tous mes projets évoquent ce sujet.

Concernant l’objet, la technique d’impression, le choix des papiers et celluloïds, du format, la reliure, c’est Maxime Milanesi qui s’en est occupé et a fait ces choix avec l’aide d’Arnaud Aubry.

Cet assemblage a nécessité énormément de temps et j’ai été très émue à la réception du livre terminé.

Avec GERIKO, vous avez réalisé des vidéos d’animation, notamment des clips musicaux comme par exemple « Anvil » pour Lorn. Comment passe-t-on du dessin à la vidéo ? Et comment s’opère le lien avec la musique ?

Nous sommes dans un travail au long cours dont l’objectif est de donner vie à nos personnages, à nos idées, et d’étendre notre univers. Et dans ce sens, le livre, le dessin ou l’animation sont très complémentaires.

Pour autant la pré-production et la réalisation d’un film demandent beaucoup de temps, d’investissement, et une patience particulière.

Trouver l’idée nous a demandé plusieurs mois de recherches, ce fut également le cas pour expérimenter avec les outils adaptés à l’animation que nous voulions créer, et trouver un rendu graphique qui s’approche le plus possible de celui de nos dessins.

Le lien avec la musique a été pensé à l’étape du story-board.

C’était une étape difficile aussi car nous souhaitions mettre en place le bon équilibre entre la narration et le rythme du morceau.

Une fois la production du film en route, nous avons reçu l’aide précieuse de deux amis animateurs, Anthony Lejeune et Manddy Wyckens, qui se sont chargés de l’animation du personnage. Pour le reste, c’est Antoine et moi qui avons tout réalisé.

Une année et demie, peut être deux ont été nécessaire pour mettre en place un film comme celui-là.

C’est encourageant de voir que le film continue de faire son chemin encore aujourd’hui et intéresse autant de monde.

Nous recevons régulièrement des messages et des commentaires très touchants qui nous insufflent l’énergie de continuer le travail sur d’autres films.

Vous avez aussi travaillé avec Marine Serre sur la collection Printemps Eté 2019, comment s’est déroulée la collaboration ?

C’est génial de travailler avec Marine Serre, c’est une femme impressionnante.

Nous nous sommes rencontrées à Bruxelles, elle m’a donné rendez-vous alors qu’elle y passait pour un shooting photo.

Nous avons imaginé ensemble une illustration mappant entièrement le corps.

C’est une collaboration qui s’est faite de manière très fluide et évidente, dans la confiance.

Ton travail se situe souvent dans des mondes organiques, à la végétation dense et fantasmagorique, qui cache autant que révèle les personnages qui y vivent. A quel point est-ce que tu considères qu’il peut y avoir une dimension utopique dans ces environnements ?

Paradoxalement ces paysages organiques et luxuriants que je mets en image sont souvent liés à un environnement numérique. Et malgré la fascination que je nourrie pour les outils numériques, ils m’évoquent des scénarios plutôt dystopiques.

Au fil de nos travaux et de l’évolution de notre rapport à ces outils que nous utilisons, nous est venue l’idée de créer une dimension, qui peut être perçue comme utopique, dans laquelle nous pourrions contrebalancer toutes ces anticipations inquiétantes.

Ce monde sur lequel nous travaillons Antoine et moi est encore en construction. Je décrirais ce jardin comme un refuge numérique, un écosystème dans lequel évoluent les créatures que nous imaginons.

Différents chapitres interviennent dans ce projet et le livre Digital Species constitue l’un d’entre eux.

Dans ce Jardin, cohabitent un grand nombre d’espèces encore inconnues ; des femmes fusionnant avec l’environnement, des insectes chimériques, des spécimens végétaux extra-terrestres.

On y observe des souvenirs numériques troubles, brumeux. C’est un monde en perpétuelle mutation.

Quelles sont tes influences, les artistes qui te plaisent, tes lectures, ton rapport à la S-F et la fiction ?

J’aime le travail de beaucoup de dessinateurs contemporains. Je collabore régulièrement avec certains de ces artistes pour des éditions collectives. Cette année nous avons participé au livre Torrent de Lagon Revue avec une vingtaine d’autres dessinateurs contemporains que j’admire tout particulièrement. Il m’est également arrivé de réaliser des dessins à 4 mains avec certains d’entre eux. La manière dont ces rencontres se concrétisent en projets communs m’inspire beaucoup.

En parallèle du dessin et de l’art numérique, je suis très sensible à la Joaillerie et aux marionnettes. Je m’intéresse aussi à la photo, au stylisme, à l’architecture, au cinéma et à la musique. Dans une certaine mesure, les arts numériques me permettent de réunir à peu près tous ces domaines.

Quant à la lecture, je me suis replongée en ce moment dans certains contes d’enfance : « Le Petit Prince » de Saint Exupéry, les contes d’Andersen et d’autres encore.

Quels sont tes projets actuels ?

Plusieurs projets se croisent. Avec Geriko, nous réalisons un nouveau film d’animation qui fait écho à un livre d’illustration sur lequel nous travaillons.

Nous nous intéressons aussi de près à l’élaboration d’une expérience interactive, proche d’un jeu vidéo, mais il est encore trop tôt pour déterminer si ce projet verra le jour ou non.

Interview by Charline Kirch // Propos recueillis par Charline Kirch

A big thank you to Hélène Jeudy for her answers and the time she devoted to it. // Un grand merci à Hélène Jeudy pour ses réponses et le temps qu’elle y a consacré

Featured image credit : Digital Species by Hélène Jeudy // Image de couverture : Digital Species par Hélène Jeudy

Digital Species is available here // Digital Species est disponible à la vente par ici.

Playlist

Heavy Moon

Artwork by Lou Shafer for Expo156
1. Caro♡ – over u
2. Harold Budd / Elizabeth Fraser / Robin Guthrie / Simon Raymonde – Why Do You Love Me?
3. Solange – Dreams
4. Nino Rota – O Venezia, Venaga, Venusia
5. Mansfield.TYA – La Notte
6. Lush – Light From A Dead Star
7. Pauline Anna Strom – Gossamer Silk
8. Oklou – nightime
9. Caroline Polachek – The Gate (Extended Mix)
10. Delia Derbyshire – Falling (The Dreams)
11. Oneohtrix Point Never – Boring Angel
12. Jean-Jacques Perrey – Berceuse Pour Un Bébé Robot (Lullaby For A Baby Robot)
13. Lyra Pramuk – New Moon

🌝 End notes // Notes de fin de Playlist 🌚

The title of the playlist comes from an excerpt of “Dreaming the Dark” by Starhawk:
“It is very late, and I am very tired. Yet I know that I can lie down and sleep and rise up fresh in the morning, as the heavy moon will set and rise. That is our magic ; our power to return, as something always pushes up from underground that can feed us.”

If you liked this playlist I recommend you to go read the beautiful interview of Pauline Anna Strom by Caroline Polachek

I thank Lou Shafer for the gorgeous cover she designed for the occasion.

I thank Guilhem Vincent who introduced me to Lyra Pramuk‘s wonderful musical work a year ago.

Le titre de la playlist vient d’un extrait de “Dreaming the Dark” de Starhawk :
« Il est très tard et je suis fatiguée. Mais je sais que je peux m’étendre, dormir et me réveiller fraîche au matin, comme la lourde lune se couche et se lève. C’est notre magie : notre pouvoir de faire retour, car quelque chose pousse toujours du dedans de la terre qui peut nous nourrir. »

Si vous avez aimé cette playlist je vous recommande d’aller lire la belle interview de Pauline Anna Strom par Caroline Polachek

Je remercie Lou Shafer pour la magnifique pochette qu’elle a conçue pour l’occasion.

Je remercie Guilhem Vincent qui m’a fait découvrir l’œuvre merveilleuse de Lyra Pramuk il y a maintenant un an.

Interview

Is it past, or is it future ? – Interview with Floryan Varennes –

Floryan Varennes is an artist whose work is positioned in a temporality between medievalism and science fiction. His visual universe, adorned with armor, medical equipment and plants, offers us other possibilities for thinking about bodies and ways of caring for them. On the occasion of “Violence Vitale”, his exhibition which is open all summer at the Maison des Métiers du Cuir in Graulhet, he gives an interview to Expo156. A chance to discover his work which, without any complex, appeals to multiple imaginaries.

Can you present us the path that led you to the work you have been producing for the last four years?

I have a double curriculum, like many other artists I had a DNSEP (master II in visual art) in 2014 with a specialization in sculpture. Then afterwards, I attended a lot of seminars in Paris in several universities to perfect my historical knowledge on several specific topics related to bodies in art. In 2018, after 4 years of conceptual wanderings, I decided to start all over again, or at least to be more radical in my practice and research, so I started a new Master’s degree, this time in Medieval History at Paris-Nanterre. In June 2020 I graduated on a well known tutelary figure: Joan of Arc. I chose to study this heroine and more precisely her representations in paintings from the XIXth to the XXIst century because it echoed my practice as a visual artist on the body outside the norms and more precisely on medieval pageantry (panoply, emblems, armor, weapons, etc.). This investigation on the image of Joan of Arc in the visual arts from the 19th to the 21st century, allowed me to analyze a set of two-dimensional works that depicted her life, her physiognomy in transition and her equipment, while questioning the gender representations of the young heroine. It was a long, very long and dense work in terms of historical and artistic research.I had to track down the smallest painted images of Joan of Arc in France, Europe and beyond.

At the same time, during the last three years, my investigations have been focused on my relationship to the equipped body – Human enhancement – through curative universes in the era of techno-enchantment (augmented bodies, prosthetic science, curative technology, attention to vulnerability etc.). I had to navigate between my historical research, my practice and my investigations of the rather complex medical universe. To talk about the work, I have very defined phases, stages of intense research on my favorite themes and others of practice in residence. I have the particularity, for the moment, of only producing while I am in artistic residency, which allows me to be frenetic/abundant in my production and placid/concentrated in my research phase.

What are the words you use to present your work, how do you define it?

On the one hand I would say sculpture, installation, bas-reliefs, three-dimensionality and volume for the medium used. On the other hand, my work speaks of the body, of bodies in a general acceptance, without ever showing it or figuring it directly. By a metonymic* system I always try to represent it by elements that compose it, its pageantry, its equipment and its emblems linked to its parade, and more and more devices that mix the whole with powerful olfactory ambiences. Then, medieval history and its echoes up to our days compose a core of continuous research in my practice, always linked to readings, conferences, investigations, documentaries, films, series that are reflected in my practice… Finally, a few words about my interest in the speculative future that opens up to us, and more precisely in the sphere of care in a broad understanding. It is a question of reflecting on care, protection, repair, transformation and healing, inseparable from their “twin” states generally linked to persecution or scattered violence. In this way, I ambivalently mix representations linked to violence with curative technologies.

*A metonymy is a figure of speech which, in the language or its use, uses a word to mean a distinct idea but which is associated to it.

Your current artistic activity is focused on Violence Vitale, a monographic exhibition at the Musée des Métiers du Cuir of the city of Graulhet, which follows a residency* that you did there in the spring of 2021. How do you situate the new pieces you will present there, and produced on this occasion, in relation to your work?

This immersive residency took place with companies located in the Tarn region of France (Comptoir Icart, Maison Philippe Serre and La Fabrique leather goods). I had the chance to work with professionals who were able to help me in my practice from A to Z. Thanks to the know-how linked to the leather professions as a whole, from the choice of skins to the leather goods, I was able to “surpass” myself. In this, my production became more excessive, more disproportionate, made of immersive atmospheres and quite sophisticated installations. I was also lucky enough to be able to exhibit in an imposing museum of more than 300 square meters, I was able to take risks in the hanging, in the scenographic course and the lighting. Moreover, the pieces produced are in the continuity of my career but take a radical tangent. I was able to renew my theoretical base by going towards a fractional questioning on temporality, I arrived at crossings that I always tried to touch. In connection with echoes of the medieval period but combined with an aesthetic and aspects of my work more futuristic, more cyber-fictional. In connection with echoes of the medieval period but combined with an aesthetic and aspects of my work more futuristic, more cyber-fictional. I was able to achieve this goal through my latest research on medical pods [medical devices to regenerate bodies]. With my Hildegarde installation, I was able to create links between medieval armors, futuristic hospital beds and thus join all investigations on the panacea. This universal remedy that would have the ability to cure any disease and protect the body from all aggressions. I was able to elaborate a new installation at the crossroads of these fields of research transposing the whole into sculptures/civiers quilted with white leather and coated with an antibacterial treatment. Arranged in a circle in one of the rooms of the exhibition, this piece is for me the translation of the title of my exhibition: Violence Vitale.

* within the framework of the device called “residence of artist in company” of the french ministry for the culture.  

There are pieces in this exhibition, such as “Sursum Corda” or “Hildegarde” that seem to emerge from the darkness in an environment that could be described as “raw”. How does this environment resonate with these pieces?

I like the play of light and elaborate spatial arrangements and these two installations lend themselves to this. On one side the iridescent diagonals of Sursum Corda and on the other the white satin blocks of Hildegarde seem to effectively emerge through the lighting. Even more, it is a play of reflections and materials that I put in place, the darkness allows for focus with the light rails, and a certain tension in the space. Moreover, this chiseled lighting creates an ambivalent atmosphere, on the one hand there is a feeling of confrontation because the pieces are frontal, and on the other there is an exalting atmosphere, because the sculptures are bathed in a zenithal light. The setting in space is also a game between the works and the public, going from a rather dark space to a light space creates a story. The light is also the narrative in an exhibition.

There is a hybridization of time expressed in your work, which is rooted in medievalism and science fiction. What role does temporality play in your work and where does this interest come from?

I am a child of the 90’s, I was fed very young with scattered references that shaped me, two trilogies were revealing of my artistic preoccupations : The Lord of the Rings and The Matrix, to this can be added several other references such as Evangelion or Record of Lodoss War, but also a lot of historical, scientific and academic readings that came to be added during my studies, and still now.

Thus my research articulates several temporalities, first of all the echoes of the Middle Ages that we find nowadays in several types of productions. This is what we call medievalism (or survival or medieval revival) and it corresponds to a set of artistic, political and cultural manifestations elaborated in a conscious will to recreate or imitate in whole or in part the Middle Ages. My goal is not to reproduce this era, but rather to perceive some analogies with our time and some polarities. This is how I present and use the Middle Ages as a radical otherness to our time. It works for my part as a heuristic modality, a comparative that allows us to perceive, under certain fixed categories, the denials, the compromises and the advances of our Western civilization. In addition to this, there are convergences and oppositions, which we also find in certain productions on speculative futures with science fiction, or at least science in general, with systems of repression or cures that emanate from it. As I said before, I am very interested in augmentations and body reinforcements as well as in different types of medicine. I then try to join – in aesthetics as well as in concepts – these two types of temporalities in my production.

This temporal anchorage, allows you to inscribe in imaginary sometimes born in other artistic spheres, and in their aesthetics. What is your relationship with aesthetics and beauty, how do you manage to make it a framework that structures your work, a weapon that produces meaning?

The relationships of beauty in art are complex, generally (independently of the geographical situations) this tension comes from the history of art and the schools of art which perpetuate certain schemes, and what is beautiful, what is pleasant to the eye because sometimes too seductive is rejected, prohibited or put aside. By escaping this time from the important philosophical traditions linked to Kant or Hegel on the beautiful, post-modernity maintains ambiguous links with what can be qualified as beautiful, and everything is shattered. In my case I fought – and I still fight – against this, because I quickly understood that my research on the substance was going to overflow on the form. It is necessary however to define what one calls the word beautiful, for my part I speak in the first place of dichotomous reports of seduction and aversion, the “beauty” of my work resides in its ambivalence, it is which occurs through my rather violent, aggressive or disturbing topics of research but that I treat with fragile, soft, ephemeral or life-saving materials… These materials have various qualities, they allow me to have several types of effects, transparency, reflections of lights, shine, and that from glass to iridescent leather, from pearls to rivets passing by high-tech fabrics like velvet or medical polymers, but also surgical steel, to dried plants which transpose more deleterious ideas of beauty. Finally, I often speak of extreme aestheticism, I try to push this notion to its maximum.

Who are the people (artists, authors, curators etc….), with whom you find an affinity in your approach?

I have several affinities and sources of research to feed my work, I have very abundant artistic references with which I maintain intimate links. On the one hand, with ancient artists who are linked to a period called International Gothic, I often take as an example the Limbourg Brothers, Simone Martini or later Enguerand Quarton, Jêrome Bosh, Albrecht Durer, Jan Van Eyck, but also John William Waterhouse and my absolute love for the Symbolists and the Pre-Raphaelites (Millais, Rosseti, Burnes-Jones…), who rightly are my aesthetic ground. For the more contemporary – among others – Louise Bourgeois, David Altmedj, Frederick Heyman, Stelarc, Lee bul, Franz Erad Walter, Jordan Wolfson, Elaine Cameron Weir, Ivana Basic, Anicka Yi, Hannah Lévy, or Violet Chachki and Alexis Stone… I like some fashion designers like Alexander McQueen, Mugler, Robert Wun or Iris Van Herpen. And finally some anime, Evangelion, Ghost in the Shell, Spirited Away, Vampire hunter D : Bloodlust, Grimgard or other video games like Halo, Fable or Elder Scroll.

On the theoretical side, I rely heavily on historical readings such as those of Jacques Legoff, Michel Pastoureau or Vincent Férré; philosophical or psychoanalytical readings with Paul Préciado, Donna Haraway, Susan Sontag, Joan Tronto, Paul Ricoeur or even Carl Gustav Jung. I have deeper affinities with other fields of research and I do not limit myself to artistic spheres, I also draw my research from what represents and historically activates the body such as heraldry, medieval weaponry, military chivalry, armorial systems , but also what heals or increases it to be understood as an anthropotechny, such as biotechnological sciences (and bioethics), phytotherapy (nootropic), pharmacology & toxicology, biohacking, orthoprosthetic systems, exo-armors, robotic surgery…

There is a recurrent use of vegetation in your pieces, in particular lavender, but also thistles in “L’assemblée” or prunus thorns in “Gothic my Love”. Vegetation also plays a key role in the articulation of the themes that are dear to you, especially because of its role in the care of the bodies in the Middle Ages. Can you tell us about it?

Plants arrived quite late in my practice, and are indicative of a new branch of care that I am exploring. There is a twofold aspect to my work on the notion of care in its entirety, on the one hand because I use surgical instruments, medical tools, fabrics and high-tech polymers, but on the other hand because I also invisibly try to operate a real work and a certain logic of solicitude and vulnerability, and the role of care in a strong way in my work. The plants have a place of choice in my research, so they create social link but also temporal because they have a direct affinity with the Middle Ages, I use a lot of plants that have to do with this period (that we find in manuscripts, tapestries, coats of arms, but also medical codexes etc). The plants that I use have multiplied phytotherapeutic effects. I call them super-vegetables, I use them in my installations to mark time, space and the senses. Of course I am also interested in their olfactory properties and especially their incredible prophylactic properties.

For example, lavender, a plant that I use a lot with thistles or ivy, is a masterpiece in my work, and I always use it dried. Its therapeutic importance, purification and cleansing are two characteristics inscribed in the very name of lavender. Indeed, its Latin name – lavandula – comes from the Latin lavare, meaning simply to wash. In addition, my beloved Hildegard of Bingen explained that: “Lavender is hot and dry and its heat is healthy. If one cooks lavender in wine and drinks it often lukewarm, one soothes the pains of the liver and the lung, as well as the vapors of the chest. “. The lavender intervenes thus on a certain number of diseases. Its virtues are considerable, antiseptic, anti-inflammatory, antispasmodic as well as analgesic, but also cardiotonic, anticoagulant, healing, and regulating the central nervous system: calming, sedative, anxiolytic, antidepressant, neurotropic, musculotropic… In short a cocktail to which we can add “aromatherapy” memories, we can not forget this scent so specific to the southern sun, that our grandparents also used to sanitize the household linen.

There is in your work the relation of the body to the medical world and more generally to the care, how do you consider that the notion of Pharmakon, particularly dear to the philosopher Bernard Stiegler, is part of your approach?

Yes, the bodies are not present but shown in a roundabout way, as I explained, never frontal, always made explicit by a battery of elements that increase or equip it with its finery, its armature and its parade (whether it is nuptial or military, or even a mixture of both). Moreover, I carry a more general reflection on the ambivalence of the affects, the feelings and the refusal of a binary division between pleasure and sorrow. This thought is concretized in my production of sculptures and duplicate devices, which mix the vocabulary of the war and the medical field to better reassess the distinction between wound and care. This is how the notion of pharmakon takes on its full meaning, as Bernard Stiegler explains: “the pharmakon is both poison and remedy, it is both what allows us to take care of and what we must take care of, in the sense that we must pay attention to it: it is a curative power in the measure and excess that it is a destructive power. This at once is what characterizes pharmacology, which tries to apprehend by the same gesture the danger and what saves. “. It is a process of attack and self-defense at the same time, contrary states and temporalities that I like to bring together in my work, and that I am now doing in a totally unconscious way: fragile but aggressive glass weapons, quilted stretchers as soft as they are hieratic, banners that cannot be easily identified, panoplies mixing medical objects that spread flesh while healing it, armored and translucent drones or a bed of lavender flowers that assaults the senses so much the smell is almost unbearable. The pharmakon is at the heart of my reflection, but declined in such a way that several types of antinomy (temporal, material, conceptual) act as a balance which one cannot know if they are destructive or saving.

Do you think there are aspects in your work that can resist any explanation and assume a part of darkness, of mysteries?

I wouldn’t speak of mystery, but of a discourse that escapes us, and that’s good. Not everything has to be explained, even if I tend to do so because I conceptualize my work (too much). But it seems to me that appreciating a work – in general – for its aesthetic, relational, contextual or formalist qualities is the least we can do. A work has also emotional qualities, we tend to forget it in the digital age, and of the fast culture, a work whatever its medium and its size it can make us vibrate – if a little bit we see it IRL. In short, if a work is ineffable it is already a good start, the rest will follow.

How do you see the future of your artistic production, what are your upcoming projects?

Concerning projects, I have just entered a gallery in Paris, I will see what the future holds for me, I have several group exhibitions coming up with residencies. The classic scheme we would say, but not only. I have also had in mind for a few months to create a fragrance, or at least an olfactory work, which could be sold as a perfume, based on lavandula angustifolia, incense, benzoin but also a rather cold, metallic, even repulsive smell. Finally, the idea of teaching is making its way, in an art school, or in other spheres that are close to me. And I wish to be more involved in the young French and European creation by helping young visual artists to understand the complexity but also the abundance of the contemporary artistic network.

For further information :

– Medievalism https://journals.openedition.org/itineraires/1782

– Pre-Raphaelitism https://histoire-image.org/fr/etudes/preraphaelisme-anglais-quete-absolu

– Queer approach https://journals.openedition.org/rechercheseducations/6611

– Augmented body https://www.cairn.info/revue-d-ethique-et-de-theologie-morale-2015-4-page-75.htm

– Science fiction https://journals.openedition.org/genrehistoire/405

– Care of the future https://journals.openedition.org/lectures/39389

Version Française

Floryan Varennes est un artiste dont l’œuvre se situe dans une temporalité entre médiévalisme et science-fiction. Son univers visuel, paré d’armures, de matériel médical et de végétaux, nous offre d’autres possibilités pour penser les corps et les manières d’en prendre soin. À l’occasion de « Violence Vitale » son exposition qui se déroule durant tout l’été à la Maison des Métiers du Cuir de Graulhet, il accorde une interview à Expo156. Une chance pour découvrir son travail qui convoque sans aucun complexe, des imaginaires multiples.

Est-ce que tu peux nous présenter le parcours qui t’a mené jusqu’au travail que tu produis depuis maintenant quatre années ? (différentes phases artistiques, cursus beaux-arts, et universitaire…)

J’ai un double cursus, comme beaucoup d’autres artistes j’ai eu un DNSEP (master II en art visuel) en 2014 avec une spécialisation en sculpture. Puis par la suite, j’ai suivi beaucoup de séminaires à Paris dans plusieurs universités pour parfaire mes connaissances historiques sur plusieurs sujets précis liés aux corps dans l’art. En 2018, après 4 années d’errances conceptuelles, j’ai décidé de tout reprendre à zéro, ou du moins d’être plus radical dans ma pratique et mes recherches, j’ai ainsi commencé un nouveau Master, cette fois-ci en Histoire médiévale à Paris-Nanterre. En juin 2020 j’ai eu mon diplôme sur une figure tutélaire bien connu : Jeanne d’Arc. J’ai choisi d’étudier cette Héroïne et plus précisément ses représentations en peintures du XIXe au XXIe siècle car cela rentrait en écho avec ma pratique de plasticien sur le corps en dehors des normes et plus précisément sur l’apparat médiéval (panoplie, emblèmes, armures, armes, etc). Cette enquête sur l’image de Jeanne d’Arc dans les Arts visuels du XIXe au XXI siècle, m’a permis d’analyser un ensemble d’œuvres bidimensionnelles qui ont figuré sa vie, sa physionomie en transition et son équipement, tout en questionnant les représentations de genre de la jeune héroïne. J’ai fais cette recherche transdisciplinaire historique, pour conjuguer médiévalisme et histoire de l’art à l’aune d’outils critiques liés aux études de genre, et ce dans une nouvelle perspective liée à ses représentations. Ce fut un travail long, très long et dense en terme de recherches historiques et artistique. J’ai du traquer les moindre images peintes de Jeanne d’Arc en France, en Europe et plus encore.

Parallèlement durant ces trois dernières années, mes investigations se sont précisées sur ma relations aux corps appareillés – Human enhancement au travers d’univers curatifs à l’ère du techno-enchantement (corps augmentés, science prothétiques, technologie curatives, attention à la vulnérabilité etc). J’ai du naviguer entre mes recherches historiques, ma pratique et mes investigations sur l’univers médical assez complexe. Pour parler du travail, j’ai des phases très définies, des étapes de recherches intenses sur mes thèmes de prédilection et d’autres de pratique en résidence. J’ai la particularité, pour le moment, de ne produire que pendant que je suis en résidence artistique, cela me permets d’être frénétique/abondant dans ma production et placide/concentré dans ma phase de recherche.

Quels sont les mots que tu utilises pour présenter ton œuvre, comment la définis-tu ?

Alors, d’une part je dirais, sculpture, installation, bas-reliefs, tridimensionnalité et volume pour le medium utilisé. D’autre part, mon travail parle du corps, des corps dans une acceptation générale, sans jamais le montrer ni le figurer directement. Par un système métonymique* je m’attelle toujours à le représenter par des éléments qui le compose, son apparat, son appareillage et ses emblèmes liés à sa parade, et de plus en plus de dispositifs qui mêlent le tout avec de puissante ambiances olfactives. Ensuite, l’Histoire médiévale et ses échos jusqu’à nos jours compose un noyau de recherche continu dans ma pratique, toujours liée à des lectures, des conférences, des investigations, des documentaires, des films, des séries qui transparaissent dans ma pratique… enfin quelques mots sur mon intérêt sur des futur spéculatifs qui s’ouvrent à nous et plus précisément celle de la sphère du soin dans une compréhension large. Il s’agit de réfléchir au soin, à la protection, à la réparation, à la transformation et à la guérison, inséparables de leurs états gémellaires « jumeaux » généralement liés à des persécutions ou des violences éparses. Je mêle pour ainsi dire ainsi de manière ambivalente des représentations liées à la violence à des technologies curatives.

*Une métonymie est une figure de style qui, dans la langue ou son usage, utilise un mot pour signifier une idée distincte mais qui lui est associée.

Ton actualité artistique est marquée par Violence Vitale, une exposition monographique au Musée des Métiers du Cuir de la ville de Graulhet, qui fait suite à une résidence* que tu y as effectué au printemps 2021. Comment est- ce que tu situes les nouvelles pièces que tu vas y présenter, et produites à cette occasion, par rapport à ton œuvre ?

Cette résidence immersive a eu lieu avec des entreprises du Tarn en France (le Comptoir Icart, la Maison Philippe Serre et la maroquinerie La Fabrique). J’ai eu la chance de travailler avec des professionnels qui ont pu m’aider dans ma pratique de A à Z. Grâce aux savoirs-faire liés aux métiers du cuir dans leurs ensembles, des choix de peaux jusqu’à la maroquinerie, j’ai ainsi pu me « surpasser ». En cela, ma production est devenu plus excessive, plus démesurée, faite d’ambiances immersives et d’installations assez sophistiquées. J’ai aussi eu la chance de pouvoir exposer dans un musée imposant sur plus de 300 mètres carrés, j’ai pu prendre des risques dans l’accrochage, dans le parcours scénographique et la mise en lumière. De plus, les pièces produites sont dans la continuité de mon parcours mais prennent une tangente radicale. J’ai pu renouveler mon socle théorique en allant vers un questionnement fractionné sur la temporalité, je suis arrivé à des croisements que j’ai toujours essayé de toucher. En lien avec des échos de l’époque médiévale mais combinés avec une esthétique et des aspects de mon travail plus futuristes, plus cyber-fictionnel. J’ai pu y atteindre ce but grâce à mes dernières recherches sur les médicals pods [appareillages médicaux destinés à régénérer les corps]. Avec mon installation Hildegarde, j’ai pu créer des liens entre des armures médiévales, des lits d’hospitalisations futuristes et joindre ainsi toutes investigations sur la panacée. Ce remède universel qui aurait la faculté de guérir n’importe quelle maladie et de protéger le corps de toutes agressions. J’ai pu élaborer une nouvelle installation aux croisements de ces champs de recherches transposant alors le tout en sculptures/civières matelassées de cuir blanc et pelliculées d’un traitement antibactérien. Disposée en cercle dans une des salles de l’exposition, cette pièce est pour moi la traduction du titre de mon exposition : Violence Vitale.

*dans le cadre du dispositif appelé « résidence d’artiste en entreprise » du Ministère de la Culture.  

Il y a dans cette exposition des pièces, comme « Sursum Corda » ou « Hildegarde » qui semblent émerger de l’obscurité dans un environnement que l’on pourrait qualifier de « brut » . Comment cet environnement entre en résonance avec ces pièces ?

J’aime les jeux de lumière, et les mises en espace élaborées et ces deux installations s’y prêtent. D’un coté des diagonales iridescentes de Sursum Corda et de l’autre des blocs blancs satiné de Hildegarde semble effectivement émerger par la mise en lumière. Plus encore, c’est un jeu de reflets et de matières que je mets en place, l’obscurité permet des focus avec les rails de lumières, et une certaine tension dans l’espace. De surcroît, cette mise en lumière ciselé crée une atmosphère ambivalente, d’un coté il y a une sensation de confrontation car les pièces sont frontales, et de l’autre il y a une ambiance exaltante, car les sculptures sont baignées d’une lumière zénithale. La mise en espace, c’est aussi un jeu entre les œuvres et le public, passer d’un espace plutôt sombre à un espace clair crée une histoire. La lumière c’est aussi de la narration dans une exposition.

Il y a une hybridation des temps qui s’exprime dans ton œuvre, qui trouve un ancrage dans le médiévalisme et la science-fiction. Quel rôle joue la temporalité dans ton travail et où cet intérêt trouve-il son origine ?

Je suis un enfant des années 90, j’ai été abreuvé très jeune de références éparses qui m’ont façonné, deux trilogies ont été révélatrices de mes préoccupations artistiques Le seigneurs des anneaux et Matrix, à cela s’ajoute plusieurs autres références comme Evangelion ou Les Chroniques de la guerre de Lodoss mais aussi beaucoup de lecture historiques, scientifiques et universitaires qui sont venues s’ajouter pendant mes études, et maintenant encore. Ainsi mes recherches articulent plusieurs temporalités, en premier lieu les échos du Moyen Âge que l’on retrouve de nos jours dans plusieurs types de productions. C’est ce que l’on nomme médiévalisme, (ou survival ou medieval revival) et c’est ce qui correspond à un ensemble de manifestations artistiques, politiques et culturelles élaborées dans une volonté consciente de recréer ou d’imiter en tout ou partie le Moyen Âge. Mon but n’est pas de reproduire cette époque, mais plutôt de percevoir certaines analogies avec notre temps et certaines polarités.C’est ainsi que je présente et j’utilise le Moyen Âge comme une altérité radicale à notre temps. Il fonctionne pour ma part comme une modalité heuristique, un comparatif qui nous permet de percevoir, sous certaines catégories figées, les dénis, les compromis et les avancées de notre civilisation occidentale. A cela s’ajoute des rapprochements et des oppositions, nous les retrouvons aussi dans certaines productions sur les futurs spéculatifs avec la science-fiction, ou du moins la science tout court, avec des systèmes de répressions ou de guérisons qui en émanent. Comme je l’ai distillé précédemment je m’intéresse beaucoup aux augmentations et aux renforcements corporels ainsi qu’à différents types de médecines. J’essaye alors de joindre – aussi bien dans l’esthétique que dans les concepts – ces deux types de temporalités dans ma production.

Cet ancrage temporel, te permet de s’inscrire dans des imaginaires parfois nés dans d’autres sphères artistiques, et dans leurs esthétiques. Quel est ton rapport avec l’esthétique et le Beau, comment tu parviens à en faire une armature qui structure ton œuvre, une arme qui produit du sens ?

Les rapports de beautés dans l’art sont complexes, généralement (indépendamment des situations géographiques) cette tension provient de l’histoire de l’art et des écoles d’art qui perpétuent certains schémas, et ce qui est beau, ce qui agréable à l’œil car parfois trop séduisant est rejeté, interdit ou mis de côté. En échappant cette fois-ci aux grandes traditions philosophiques liées à Kant ou Hegel sur le beau, la post-modernité entretient des liens ambiguës avec ce qui peut être qualifié de beau, et tout vole en éclat. Dans mon cas je me suis battu – et je me bat encore – contre cela, car j’ai vite compris que mes recherches sur le fond allaient déborder sur la forme. Il faut pourtant définir ce qu’on appelle le mot beau, pour ma part je parle en premier lieu de rapports dichotomiques de séduction et d’aversion, la « beauté » de mon travail réside dans son ambivalence, c’est qui se passe au travers de mes thèmes de recherches plutôt violents, agressifs ou bien dérangeants mais que je traite avec des matériaux fragiles, doux, éphémères ou salvateurs… Ces matériaux ont diverses qualités, il me permettent d’avoir plusieurs types d’effets, de la transparence, des reflets de lumières, des brillances, et cela du verre au cuir iridescent, des perles aux rivets en passant par des tissus high-tech comme des velours ou polymères médicaux, mais aussi de l’acier chirurgical, jusqu’au végétaux séchés qui transposent des idées plus délétères de la beauté. Pour finir, je parle souvent d’extrême esthétisme, j’essaye de pousser au maximum cette notion à son paroxysme.

Quelles sont les personnes (artistes, auteurices, curateurices etc….), avec qui tu te trouves une affinité dans ta démarche ?

J’ai plusieurs affinités et sources de recherches pour alimenter mon travail, j’ai des références artistiques très abondantes avec lesquelles j’entretiens des liens intimes. D’une part avec des artistes anciens qui sont liés à une période que l’on nomme le Gothique International, je prends souvent comme exemple les Frères de Limbourg, Simone Martini ou bien par la suite Enguerand Quarton, Jêrome Bosh, Albrecht Durer, Jan Van Eyck, mais aussi John William Waterhouse et mon amour absolu pour les symbolistes et les préraphaélites (Millais, Rosseti, Burnes-Jones…), qui à juste titre, sont mon terreau esthétique. Pour les plus contemporain.e.s – entre autres – Louise Bourgeois, David Altmedj, Frederick Heyman, Stelarc, Lee bul, Franz Erad Walter, Jordan Wolfson, Elaine Cameron Weir, Ivana Basic, Anicka Yi, Hannah Lévy, ou bien Violet Chachki et Alexis Stone… J’aime quelques créateurs de mode comme Alexander McQueen, Mugler, Robert Wun ou bien Iris Van Herpen. Et enfin quelques animés, Evangelion, Ghost in the Shell, Le voyage de Chihiro, Vampire hunter D : Bloodlust, Grimgard ou d’autres jeux vidéo comme Halo, Fable ou les Elder Scroll.


Niveau théorie je m’appuie beaucoup sur de lectures historiques comme celles de Jacques Legoff, Michel Pastoureau ou Vincent Férré ; Philosophique ou psychanalytique avec Paul Préciado, Donna Haraway, Susan Sontag, Joan Tronto, Paul Ricoeur ou encore Carl Gustav Jung. J’ai des affinités plus profondes avec d’autres champs de recherches et je ne me limite pas à des sphères artistiques, je puise aussi mes recherches dans ce qui représente et actionne historiquement le corps comme l’héraldique, l’armement médiéval, la chevalerie militaire, les systèmes armoriaux , mais aussi ce qui le soigne ou l’augmente à comprendre comme une anthropotechnie, tel que les sciences biotechnologiques (et la bioéthique), la phytothérapie (nootrope), la pharmacologie & toxicologie, le biohacking, les systèmes orthoprothétiques, les exo-armures, la chirurgie robotique…

Il y a une utilisation récurrente du végétal dans tes pièces, et en particulier de la lavande, mais aussiles chardons dans « L’assemblée » ou les épines de prunus dans « Gothic my Love ». La végétation qui joue aussi un rôle clé dans l’articulation des thématiques qui te sont chères notamment de par son rôle dans le soin des corps au Moyen-Age.  Est-ce que tu peux nous en dire quelques mots ?

Les végétaux sont arrivés assez tardivement dans ma pratique, et sont révélateurs d’une nouvelle branche du care (prendre soin) que j’explore. Il y a une bicéphalité dans mon travail sur la notion de soin dans sa globalité, d’une part parce que j’utilise des instruments chirurgicaux, des outils, tissus et polymères high tech médicaux, mais d’autres parce que j’essaye aussi de manière invisible d’opérer un véritable travail et une certaine logique de la sollicitude et de la vulnérabilité, et du rôle du soin de manière forte dans mon travail. Les végétaux ont une place de choix dans mes recherches, ainsi il créent du lien social mais aussi temporel car ils ont une affinité directe avec le Moyen Âge, j’utilise beaucoup de plantes qui ont trait à cette période (que l’on retrouve dans les manuscrits, tapisseries, armoiries, mais aussi codex médicaux etc). Les végétaux que j’utilise ont des effets phytothérapeutiques démultipliés. Je les appelle les super-végétaux, je les utilise dans mes installations pour marquer le temps, l’espace et les sens. Bien sûr je m’intéresse aussi à leur olfactivité et surtout leurs propriétés prophylactiques incroyables.

Par exemple la lavande, une plante que j’emploie beaucoup avec les chardons ou le lierre est une pièce maîtresse dans mon parcours, et je l’utilise tout le temps séchée. Son importance thérapeutique, purification et assainissement sont deux caractéristiques inscrites dans le nom même de la lavande. En effet, son nom latin – lavandula – est issu du latin lavare, signifiant tout simplement laver. De plus ma très chère Hildegarde de Bingen expliquait que: « La lavande est chaude et sèche et sa chaleur est saine. Si on fait cuire de la lavande dans du vin et qu’on en boit souvent tiède, on apaise les douleurs du foie et du poumon, ainsi que les vapeurs de la poitrine. » La lavande intervient donc sur un certain nombre de maladies. Ses vertus sont considérables, antiseptiques, anti-inflammatoires, antispasmodiques ainsi que celle, antalgiques, mais aussi cardiotoniques, anticoagulantes, cicatrisantes, et régulatrices du système nerveux central : calmantes, sédatives, anxiolytiques, antidépressives, neurotropes, musculotropes… bref un cocktail auquel nous pouvons y adjoindre des souvenirs « aromathérapeutiques », on ne peut oublier cette senteur si propre au soleil du sud, que nos grands parents utilisaient aussi pour assainir le linge de maison.

Il y a dans ton travail la relation du corps et au monde médical et de manière plus générale au soin, comment-est ce que tu estimes que la notion de Pharmakon, particulièrement chère au philosophe Bernard Stiegler, fait corps avec ta démarche ?

Oui les corps ne sont pas présents mais montrés de manière détournée, comme je l’ai expliqué, jamais frontale toujours explicitée par une batterie d’éléments qui l’augmentent ou l’appareillent par sa parure, son armature et sa parade (qu’elle soit nuptiale ou militaire d’ailleurs, voir même le mélange des deux). De surcroît, je porte une réflexion plus générale sur l’ambivalence des affects, des ressentis et le refus d’un partage binaire entre plaisir et peine. Cette pensée se concrétise dans ma production de sculptures et de dispositifs duplices, qui mêlent le vocabulaire de la guerre et du champ médical pour mieux réévaluer la distinction entre blessure et soin.

C’est ainsi que la notion de pharmakon prend toute son ampleur, comme l’explicite Bernard Stiegler « le pharmakon est à la fois poison et remède, il est à la fois ce qui permet de prendre soin et ce dont il faut prendre soin, au sens où il faut y faire attention : c’est une puissance curative dans la mesure et la démesure où c’est une puissance destructrice. Cet à la fois est ce qui caractérise la pharmacologie qui tente d’appréhender par le même geste le danger et ce qui sauve. » C’est un processus d’attaque et d’auto-défense en même temps, des états et des temporalités contraires que j’aime réunir dans mon travail, et que je fais maintenant de manière totalement inconsciente : des armes en verres fragiles mais agressives, des civières matelassés aussi douces que hiératiques, des étendards qu’on ne peut facilement identifier, des panoplies mêlant des objets médicaux qui écartent les chairs tout en les soignants, des drones armaturés et translucides ou bien un parterre de fleurs de lavande qui agresse les sens tellement l’odeur est quasi insoutenable. Le pharmakon est au cœur de ma réflexion, mais décliné de tels sortes, que plusieurs types d’antinomies (temporelle, matérielle, conceptuelle) agissent comme une balance dont on ne peut savoir si elles sont destructrices ou salvatrices.

Est-ce tu penses qu’il y a des aspects dans ton travail qui peuvent résister à toute explication et assumer un part d’obscurité, de mystères ?

Je ne parlerais pas de mystère, mais d’un discours qui nous échappe, et c’est tant mieux. Tout ne doit pas être expliqué, même si j’ai tendance à le faire car je conceptualise (trop) mon travail. Mais il me semble qu’apprécier une œuvre – en général – pour ses qualités esthétiques, relationnelles, contextuelles ou bien formalistes est la moindre des choses à faire. Une œuvre a aussi des qualités émotionnelles, on a tendance à l’oublier dans l’ère du digital, et de la fast culture, une œuvre qu’importe son médium et sa taille elle peut nous faire vibrer – si un tant soit peu nous la voyons IRL. En somme si une œuvre est ineffable c’est déjà un bon début, le reste suivra.

Comment est-ce que tu vois le futur de ta production artistique, quels sont tes projets à venir ?

Niveau projets, je viens de rentrer dans une galerie à Paris, je vais voir ce que l’avenir me réserve, j’ai plusieurs expositions collectives qui arrivent avec des résidences. Le schéma classique diront nous, mais pas que. J’ai en tête aussi depuis quelques mois de créer une fragrance, ou du moins une œuvre olfactive, qui pourrait être vendue comme un parfum, à base de lavandula angustifolia, d’encens, de benjoin mais aussi d’odeur plutôt froide, métallique, voire même repoussante. Enfin, l’idée du professorat fait son chemin, dans une école d’art, ou dans d’autres sphères qui me sont proches. Et je souhaite être plus engagé dans la jeune création française et européenne en aidant le plus possible les jeunes artistes plasticien.ne.s à comprendre la complexité mais aussi le foisonnement du maillage artistique contemporain.

Pour aller plus loin :

– Médiévalisme https://journals.openedition.org/itineraires/1782
– Préraphaélisme https://histoire-image.org/fr/etudes/preraphaelisme-anglais-quete-absolu

– Approche queer https://journals.openedition.org/rechercheseducations/6611

– Corps augmenté https://www.cairn.info/revue-d-ethique-et-de-theologie-morale-2015-4-page-75.htm
– Science fiction https://journals.openedition.org/genrehistoire/405
– Soin du futur https://journals.openedition.org/lectures/39389

Interview by Charline Kirch // Interview par Charline Kirch

A huge thank you to Floryan for his answers // Un grand merci à Floryan pour ses réponses.

Featured image credit : “L’assemblée” by Floryan Varennes // Image de couverture : “L’assemblée” par Floryan Varennes

“Violence Vitale”, is open to the public until 03/09/21 at the Maison des Métiers du Cuirs in Graulhet. // “Violence Vitale”, est à visiter jusqu’au 03/09/21 à la Maison des Métiers du Cuirs de Graulhet.

Find all July on the Expo156 Instagram account a visual selection made in collaboration with Floryan Varennes. // Retrouvez tout le mois de Juillet sur le compte Instagram d’Expo156 une sélection visuelle réalisée en collaboration avec Floryan Varennes.

Interview

Head in the Water – Interview with Talking Shell –

Camille Mercier, aka Talking Shell, is a jewelry designer and illustrator. Her exceptionally delicate work is largely inspired by the biology of wild and aquatic worlds. In this interview, which I am extremely proud to present to you, she expresses herself for the first time on the meaning of her work and takes us on a journey through the world of plankton with a communicative joy.

Can you introduce yourself, what is your background ? 

I’m Camille, I’m 27 years old and I live in Versailles, France, a beautiful city very close to its conservative cliché !  I studied Applied Arts in Paris for a year (scenography, graphism, drawing…). Soon after, I wanted to learn a craft profession, something very  technical that would never leave my hands, which would help me translate drawings into 3D creations. I hesitated between studying  stained-glass, lace, corsetry or lingerie, but I had a big crush for the BJOP School, (Haute Ecole de Bijouterie Paris) where I learned french  traditional high jewelry technics, CAD, jewelry painting, gemmology for 2 years, and jewelry design for 2 more years.  After 4 years studying in the backstages of the french high-jewlery scene, I didn’t feel that my work would make a change at a social or  environnemental level. So I choosed to work as a supervisor in a boarding school in Versailles instead, which has a pedagogic aspect that I enjoy. I have a weird rythm and work mostly by night, I make my art every time I have a moment for myself. Sometimes I bring some work at so I can share a little of the process with the students too.

Facemasks, earrings, crowns, necklaces and many others, you have a wonderful and varied work of creation of jewels, with a vocabulary that comes from biology. Can you present it to us ? 

In a few words, I would say that my creations are jigsaw puzzles of details with a fragile balance.
I like them to be seen as adornments, prosthesis, masks, but also as purely useless structures, just there to sparkle for a few moments in the eye.

The mask has been my main preoccupation for the last 2 years; it is at the same time a tool of pure identity expression, a fascinating area of the body to explore, (and thus rich in technical challenges).
This taste for the mask is hyper linked to my fascination for digital filters and virtual worlds. I find some of them so beautiful, so magical, that I want to create my own with the means at hand, that is to say my knowledge in jewelry.
I feel very happy when someone asks me if my masks are «real» or not !

My masks etc are very fragile for a reason; I always look for a kind of «extreme» delicacy in the shapes, which I think reminds us of the ephemeral nature of beauty, to provoke a feeling of being confronted to a moving, living maze of details.

They also have an intrinsic relationship with my body and my own biology, which is in a way the basic ingredient of my inspiration. I also draw on the biology of the wild world to translate my senses and concerns into a language that is both visual and intuitive. I work a lot with analogy, which allows me to look for synchronicities between my behavior and the world around me, between the biological capacities of an animal or a plant and the hopes I have for my future self.

How is your creative process organized ? 

As my practice is fairly new and constantly evolving, I don’t have an organization as such. However there are recurring elements in each project, there is always a new technical challenge for example.
I started making my own jewelry in early 2018, in response to a need to create objects that feel like me. I was exhausted from hiding.
I was dealing with the aftermath of dissociative disorders and PTSD, so forcing myself to work from my own face and body helped tremendously.
I started by standing in front of my mirror and carefully observing my face as a landscaper or a surgeon would, and little by little, playing with artificial petals or pieces of brass wire I created my first mask called «Terrible butinerie, tous les jardiniers sont morts». (It’s a kind of wordplay, butinerie is a mix between the verb butiner and mutinerie, so it means «Terrible butinerie, all the gardeners are dead».)

Since then I have been working systematically in front of my mirror, very slowly. I have to be very careful to not hurt my face when I use  metal or hot glue, I take the time to observe my bone structure. This slowness, working in detail has an extremely calming effect on me, it helps me to stay focused on one thing at a time (I get distracted very easily) and to learn to link self-expression with discipline. While slowing the pace of thought to develop a synthesis of simultaneous dreams through a drawing or an object, I find a place of healing and gratefulness.   

The mask has become a tool for self-expression, a revelation of what is hidden, intrinsic, but it is also a kind of protection, of camouflage that helps me feel more honest, uninhibited and a bit proud. 

Each mask is linked in one way or another to one of the five senses, or to a specific feeling which I love to translate in my own terms. The «Anemonargh» facemask for example refracts the sensation of water rising to the mouth, of an appetite that is both voracious and very attentive to the most subtle tastes. The underboob necklace underlines the sensation of the chest about to explode during premenstrual syndrome, while the golden mask «Solar winds blowing a moth into pieces» expresses a joy that explodes an old representation of the Self. 

Finishing a mask is like finishing a chrysalis, that I can put away with the feeling of having changed into a more honest person, more full of herself. Allowing myself to do what I like is also how I manage to express generosity to myself and others.
I always feel like I’ve been travelling into a far away and timeless land, and I am bringing back memories and gifts to my friends.

The selfie and the sharing on social networks is entirely part of the process of healing, once it’s shared, it’s done, like «I finally said it, even if I feel so, so very clumsy.» With time, at each post on @talking.shell (the alias wasn’t choosen by hazard, it’s inspired from the anime Ghost in the Shell and the amazing cartoon Song of the Sea), this moment feels easier.
And it can just be a nice moment where the 27 year old me winks at the 13 year old Camille, where I give myself all the cutest, brightest and sometimes a little bit provocative stuff I’ve ever dreamed of !

We find in your work a strong interest for the living world, and especially the aquatic world, what are its origins ? And what are the media that allow you to feed this interest (scientific resources, books, websites, documentaries, etc.) ? Does this make you claim an ecological dimension in your work ?

Pleasure !
I have a very vivid memory of the first time I went to the beach when I was 2 years old. I remember it as the most irrationnal thing I have ever seen, it felt like a totally new dimension. Exploring, running butt naked on the beach with nothing to do but play is heaven !
While bathing and playing in the sand, you are constantly tickeld by something.
For me, this is where I started to develop a sense of erotism (that I really differenciate from sexuality here), a very natural sense of pleasure.
For the little anecdote, my first dream tinted with erotism involved a cloud and a sea anemona tickling the back of my knee !
I was also very deeply shocked by the shipwreck of the oil tanker Erika on the coasts of Brittany and its consequences on the wildlife.
I explored some injuried areas with my class when I was 6 years old and it was both a great experience of observations in team, but also a source of anger and a feeling of helplessness.
Seing how obsessed I was, my mother bought me a book called «My friend of the seas», with some simple scientific informations about the seas, winds, wildlife on the beach.. This is how it started !

When I discovered the world of plankton during an exhibition at the Museum of Natural History in Paris, I definitely fell in love with the abyss and the teeming unknown that is hidden there, constantly multiplied.
It was the day scientists presented the first photo of a black hole. I prefer to look at what’s going on down there.We know more about the surface of the Moon or Mars than we do about our oceans. I think it says a lot about humans. Of course, no one wants to “reach the bottom”, darkness and depths are still equated with hell. But it’s really a paradise teeming with life and a reservoir of knowledge and revelations !

The Pleurobrachia Pileus plays a major role of inspiration in my work. When I discovered this macroplankton specie, I was simultaneously obsessed with the electricity that runs through the different areas of the human brain, and I was trying to materialize this electrical network in the form of a mask.
I found that the millions of bioluminescent cilia and the oval body of the pleurobrachia resembled my representations of my own neural electricity. It was a funny unexplained feeling of kinship that still obsesses me.
Why the pleurobrachia, why do I have the intimate feeling that this tiny creature is “me” in another form?
It lives in darkness, and despite its gelatinous and entirely translucent body, it evolves gracefully, perfectly adapted to the pressure of the waters.
It has no eyes, but it has millions of tiny luminous eyelashes that vibrate at full speed, and two long arms thinner than hair. It doesn’t need light, it makes its own, and this also serves as a signal, a “language” of sorts. It is a predator the size of a gooseberry.
It often comforts me to know that there are tiny, seemingly vulnerable creatures that live in symbiosis with their environment through wonders of extremely refined behavior.

I learned later that this peculiar specie is the one of the first to develop a neural system ! I was mindblown by the synchronicity between my physical sensation of electricity, this kindred intuition, and the biological history of the Pleurobrachia.
This particular moment got me obsessed with phylogeny, (the study of the links between related species) and I am still looking for synchronicities between strange organisms and ourselves, to finally reveal it in my own way, through jewelry for example.
It is the wildlife that brings me the most comfort, confidence and peace. Emphasizing the connection between a flourishing mentalhealth and a rich, beautiful and respected environment, inspiring curiosity, ultimately empathy for either is I hope a consequence of my approach.

I check in regularly: 

https://oceans.taraexpeditions.org

http://planktonchronicles.org/fr/ 

https://www.futura-sciences.com

Some of my favourite books are written by sailors; The Long Road by Bernard Moitessier, Cette nuit, la mer est noire by Florence Arthaud. 

I also enjoy reading Ernst Haeckel, Darwin and Lamarck, especially their thoughts on phylogeny. Claire Nouvian (abysses), Christian Sardet (plankton), François Sarano’s work about sperm whales.

I watch a lot of documentaries; Chasing Corals, Night on Earth – Mission Blue is my favorite, about the life of Dr Sylvia Earle who one of my  favorite heroins ! 

The movie Oceans is a basic, I also go through the BBC Earth (Blue Planet) and National Geographic networks. 

I follow a hundred instagram accounts like: @jam_and_germs, @waterbod, @womanscientist, @marine.animals @the_story_of_a_biologist, @noaaoceanexploration, @800down, @fondationtaraoceans

French speaking friends, I recommend you @hugorichel dissertation “L’Odyssée des Abysses”, which is really great ! I also grew up with the Tv show Thalassa 🙂 

I listen a lot to whale songs (humpback whales mainly, dolphins etc). 

You also have an important practice of drawing, which can be seen on @magma.seed, your second Instagram account.  You express a generous graphism through its details and arborescence, which can be reflected in sweet and powerful organic forms. Can you talk about this work, and how you relate it to your jewelry design activity ?

@talking.shell is the evolution of the @magma.seed Pokemon.


I am glad you mention this, these accounts are stages of my evolution but also two facets of my personality. They might look like opposites somehow (black and white versus colors) but to me they truly go hand-in-hand.


@magma.seed is a raw tiny ball of energy, judgmental as hell, who likes to analyse and dissect everything she scans in an enormous pattern of tiny details.
I always draw the eyes of the characters first, their vision lead the rest of the drawing.
At the end of it I want to have the intense feeling that I synthetized the contrasts, the contradictions in me to the point that I feel like I didn’t do this drawing myself.
So the use of black & white is very important to me, I like that it is so exacting, half warm, half violent.


After around 10 years of drawing in this style, not really moving out of this comfort zone I looked for a way to work in color, which I didn’t feel comfortable with, and this frustration coincided with the discovery of digital filters and my desire to use my knowledge of jewelry.
I needed to develop a cheerful universe around me at that time, and to claim my need for fun, for nuances.


In january 2018 I made the decision to find a way to show this side of my personality that I kept inhibited and shy. I wanted to share another face, at first it felt like wearing masks was something very provocative. My sister told me multiple times «You are finally coming out !».
I buzzed my head (which is still a punk thing in Versailles haha) and created the alias @talking.shell which was an expression of my will to give one of my facets a voice.
She is another part of the puzzle, eager to communicate with other humans and who gets dressed up for the occasion.
She wants to play, to experiment lighteness, sensuality and to share it with her friends, to transmit her interests and passions. She is way less of a perfectionist than @magma.seed and would allow herself lots of mistakes.
The masks are a kind of metamorphosis tools in a quest for identity, they have to be delicate, so they can meet a newborn self, carrying it to another edge.
Delicate is my kindest way of precision, an empathetic side of respect, and patience the calm way of my determination.

The drawing process has changed a lot since I started making my masks, it has become a moment of rest, a kind of refuge after spending a lot of time in holographic colors and rhinestones. There is something tiring about showing my face (even masked) on a social network, especially after looking at it in detail during the whole creation process. I like to hide a little sometimes.

So these two are as different as complementary now, it often makes me think of the myth of Persephone, a goddess of eternal spring, who spends 6 months on earth, 6 months in the underworld. Whether it’s on one side or the other, she cultivates her secret gardens.

How would you define the artistic sphere in which you are involved ? And what are the creators that you think are important to include in it ? 

I would say that it is a sphere that defines itself as a breach, an intersection between biomimicry and technomimicry.
It includes an abundance of identity researches, hybrid self-expression tools; between make-up, VR filters, jewelry and clothing.
With this creative dynamism, I feel like social networks like Instagram have become a kind of video game where you can embody as many aspects of yourself as necessary, “choose your fighter” moments, a pantheon of avatars which goes hand in hand with a dynamic of self-seeking.
Dystopias blend into everyday life, anchoring dreams in a continually archaic world.

One of the aspects I feel very close to is a metamorphosis of the notion of craftsmanship, which I feel is gradually giving up its cliché “dirty hands and wooden tools». Iris Van Herpen is a prime example of a hybrid creator with haute couture technics mixed with 3D printed structures and materials.

I cannot talk about the artistic sphere in which I am involved without talking about the artists I’ve been in contact with, and how their influence guided me in my art-therapy process. I love to think that their is no such artistic sphere (at a personal level at least) without friendly and caring interactions. Without those open hearted talks late at night, without sharing doubts or technical difficulties, without support etc, no sphere or «community» would happen.
So one of the best ideas I had during these 3 years was to keep in mind @ines.alpha’s advices all along. Independently of her incredible sense of integrity and discipline in her art, thinking about it is always an intense source of enthousiasm and bravery. Her bold and colorful work feels to me as an invitation to trust myself.
@proxima2000taur has been an incredibly supportive friend and an inspiring artistic presence. He plays a huge role into this sphere, using his face and body almost like land art. He definitely is some of the creators that make me think about an interesection between biomimicry and technomimicry, alongside with @antr0morph for example. They share an interesting way of blending their personal lives with dystopias in order to propel themselves into the future. @nusi_quero and @uaun are milestones in this sphere. As Nusi inspires me to refract an impetuous generosity, Uaun’s work is an invitation to look inward more closely, to explore my blind spots and dig out the roots of my energy. The words entanglement and diffraction/refraction often came back in our discussions and it inspired me to use more photoshop in my creative process in order to multiply the shapes I realised in metal etc.

I am fascinated with artists like @casey_curran, @lokidolor, @james.t.merry of course, but also @hany_b__ and @11v151131_m06@harriet.blend or @andrewthomashuang, @entangledothers, @adem.elahel…  

As for my drawings on @magma.seed, I feel close to Belkis Ayon and the Spirit Codex by Solange Knopf. 

You worked with Sarah Mayer on the creation of an Instagram filter from one of your masks, called Pleurobrachia. How did this collaboration go ? 

Working with Sarah felt like an evidence and it was so simple ! I sent her two pictures of the mask, a video of a pleurobrachia, a few indications about textures and movements… And she just made it happen and translated it perfectly !
It was a dream come true, when I made the mask I constantly imagined it moving, shiny and a bit glossy.
We are actually thinking about updating the filter for Instagram !

What are your current projects ? 

Now that I have been exploring my face, hiding it under strass and petals, I am taking a few steps back to reflect on what happened during these last 3 years. I think that I am done sitting and trying to look pretty behind my masks, it’s time to investigate other parts of my body, to expand the space my work occupies, which implies a lot of new challenges !

I am increasingly interested in creating complete characters, and to give them a context, an environment, a voice.
I’ve spent a lot of time looking for delicacy, sparkles and a form of grace in my work, intimately linked to a questioning of my femininity, and I realize that I stayed in this representation of myself in order to avoid expressing the qualified as «raw» and «violent» sides of my personality.
The thing is this side might be carrying the roots of my creative energy and the craddle of my emotions. I want to give it more space.

I also realized that I was not sharing the trajectories of thought, the reflections that I was making during the making of the masks, that until now I have not shared the “why” of my creations. For each mask, I have dozens of stories to tell and I think I’ll share them via the website I’m working on.
Let’s just say that I feel like I’ve reached a point where I need to allow myself some “maturity” and confidence to move forward into a new stage of my journey, which also includes thinking about how I would like to earn a living, create a positive dynamic in response to environmental issues, and thrive in the creative process.
I am also very eager to be able to exhibit my work, at the moment a few people have been able to see my masks in real life or try them on and I can’t wait to make it happen !
I am actually working on a custom wedding mask and this is a very good challenge. I am considering making a few small facemasks for sale, to celebrate these last 3 years of hesitations and my will to have faith and move on.

A heartfelt thank you to Camille for her answers, for the time and energy she devoted to it.

Interview by Charline Kirch

Featured image credit : Planktonic Sword by Talking Shell

Find on the Expo156 ‘s Instagram account a curation of works and images elaborated with Talking Shell that will make you continue our journey through the deep sea 🦑

🌊

Whole New Worlds

Something is Happening

Something is clearly happening. This is something we said to each other at “Hortus Conclusus”, the last exhibition I had the pleasure of visiting, organized by students from the art school in the city where I live. These words every time they are pronounced make me feel an immense joy, an impatience about the future and a sense of gratitude to be experiencing the best that the present is able to offer us. Something is happening, we are unable to name this something, but yet we can feel it collectively, deep inside ourselves. It is something that is related to the most beautiful energy. It is no longer a question of being afraid to create beauty, or even to force ourselves to do it. The dualisms are slowly disappearing. And many things that previously seemed contradictory now seem complementary. There is something that is becoming unlocked, liberated, open. I think of the keys of Naïa Combary, which she talks about so well in “Women artists are dangerous”, the podcast in which she was invited. There are magical objects that can unlock things in our mind, to empower us. There is something clearly to do with feminist, queer, anti-racist and environmentalist struggles that give us so much hope, and project us into worlds so much more dignified. Blossoming, rebirth and regenerating worlds where there is always something happening.

✨🗝✨

Il se passe clairement quelque chose. C’est quelque chose que nous nous sommes dit à “Hortus Conclusus”, la dernière exposition que j’ai eu le bonheur de visiter, organisée par des étudiant.e.s aux Beaux-Arts de la ville dans laquelle je réside. Ces mots à chaque fois qu’ils sont prononcés me plongent dans une joie immense, une impatience dans l’avenir et un sentiment de gratitude de pouvoir vivre le meilleur dont le présent est capable de nous offrir. Il se passe quelque chose, nous sommes incapables de nommer ce quelque chose, mais pourtant nous pouvons arriver à le ressentir collectivement, au fond de nous-mêmes, intérieurement. C’est quelque chose qui a à voir avec la plus belle des énergies. Il n’est plus question d’avoir peur de créer du beau, ni même de s’obliger à le faire. Les dualismes s’effacent peu à peu. Et beaucoup de choses qui semblaient jusqu’alors contradictoires nous paraissent désormais complémentaires. Il y a quelque chose qui est en train de se débloquer, de se libérer, de s’ouvrir. Je pense aux clés de Naïa Combary dont elle parle si bien dans « Les femmes artistes sont dangereuses », le podcast dans lequel elle a été invitée. Il y a des objets magiques à même de déverrouiller des choses dans notre esprit, de nous empouvoirer. Il y a quelque chose d’évident à voir avec les luttes féministes, queer, antiracistes et écologistes qui nous donnent beaucoup d’espoir, et nous projettent dans des mondes tellement plus dignes. Des mondes en fleurs, renaissants et régénérés où il se passe toujours quelque chose.

Hortus Conclusus

Text by Charline Kirch // Texte par Charline Kirch

I thank from the bottom of my heart all the people I met and those who were involved in “Hortus Conclusus”. Élise Deubel and Garance Henry, Talking Shell and Proxima2000taur for your precious feedbacks. Élise Deubel, Naïa Combary and Marie Léon for your wonderful keys. Naïa Combary for this magical podcast.

Je remercie du fond du cœur toutes les personnes que j’ai rencontrées et celles qui ont pris part à “Hortus Conclusus”. Élise Deubel et Garance Henry, Talking Shell et Proxima2000taur pour vos précieux retours. Élise Deubel, Naïa Combary et Marie Léon pour vos magnifiques clés. Naïa Combary pour ce podcast magique.

Interview

Eromorphosis(1) Les Âmes en Fleurs. Interview with Valentin Ranger

“Eromorphosis (1) Les Âmes en Fleurs” is a 3D film directed by the artist Valentin Ranger. This film presents us with a virtual poetic walk through the villa Noailles, around a profusion of sculptural and theatrical installations, metamorphoses celebrating the diversity of bodies, Love and the fragility of flowers. I wanted to talk with Valentin about his film because I was moved by this work, by its tenderness, its hybrid graphic beauty, its power to enchant.

Can you introduce yourself and your plastic work?

My name is Valentin Ranger, I am an artist and I am currently working in Paris. I worked in the theater before entering the Beaux-Arts de Paris. My artistic mediums vary between 3D, installation and drawing. My research evolves with the understanding of how the body functions and interacts with its environment at a quantum and macroscopic level, carnal and spiritual. 3D allows me to build an ecosystem that celebrates our mutations, our fluidity and our ability to connect to new narratives, linked by post-human and anthropological questions.

Following a residency that you did at the Villa Noailles in June 2020, you made a film entitled “Eromorphosis” (1) Les Âmes en Fleurs”. How did the residency and the creation of this film go?

I went to the Villa Noailles to work on an exhibition (Heroes/Heroïnes) where I made drawings. The exhibition was a true testimony of the solidarity and love that resides inside the Villa Noailles. During this residency I had the chance to discover an incredible architecture, but above all a sunny, generous and very inspiring team. It is a place of immense creative strength. The region is magnificent, the vegetation is lush, everything led to contemplation and dream.

There is in your film an invitation to let go, something very heartwarming. It also seems to be part of a form of surreality. There is the presence of Marie-Laure de Noailles, who was a supporter of the Surrealist movement. She also appears in Man Ray’s “Les Mystères du Château de Dé” filmed at the Villa Noailles in 1929. The Villa is like transfigured in your film, bathing in art and vegetation. How did the figure of Marie-Laure de Noailles and the architecture of her Villa help you to construct soothing visual landscapes, rich in beauty and symbolism? What meaning do you give to all these visions?

The architecture of the place, conceived by the architect Mallet-Stevens, was strongly inspired by a ship that I wanted to rethink as a ship flying through the cosmos. I was very inspired by the influence of Marie Laure on Dali, Man Ray, Brancusi and Cocteau. There is a lot of love inside this place, a celebration of flowers through the gardens, a tolerance for beautiful dreams.

It was the perfect place to tell the story of the creation of new body forms, linked to our powerful and sensitive image of flowers, to their diversity. I wanted to imagine a new form of poetic and sensual reproduction, the birth of a new species linked to these new bonds. Focused on tenderness, vulnerable but strong.

You use 3D modeling not as a means of realistic representation but rather as an extension of your visual world. We can see it with the integration of your floral drawings or for example with “les laboureurs du cœur” which by their bodies, their textures evoke living sculptures. Can you tell us about them?

Drawing is a real support for my work, it is a place of freedom that directly welcomes our instincts and sometimes our fragility. There is an ambivalence that exists within this film where the sculptures cannot live but still try to deliver a message of love. The creatures are protected from the deep construction that we have of our representations of the body. These bodies are rather metamorphoses of feelings and inner affect. The biomorphic sculptures are filled with magic, phantasmagoria, and assumed interiority. There are no rules that prevent them from loving.

In a description of your film, you mention a celebration of the diversity of bodies. What place do you give to queer identities in your work in general?

Thanks to the Queer community’s fight against exclusion, new bodies are acquiring the right to live and love. But this right is fluctuating, the exclusions persist and the fights are always present and renewed. The 3D and the virtual universes are potentials, criticisms of our possible worlds. Of our solidary communities. The deconstruction of our westernized bodies leads us to define new links that we had then lost. The bodies are strange and complex. We define ourselves by the representations we have acquired, when scientific progress reveals an inner world far from our education. My work is directly linked to this complexity and to the future possibilities of assuming ourselves always in metamorphosis and fluidity. The virtual is a new theater for all our bodies in transition.

Version Française

“Eromorphosis” (1) Les Âmes en Fleurs” est un film 3D réalisé par l’artiste Valentin Ranger. Ce film nous présente une balade poétique virtuelle dans les murs de la villa Noailles, autour d’une profusion d’installations sculpturales et théâtrales, des métamorphoses célébrant la diversité des corps, l’Amour et la fragilité des fleurs. J’ai eu envie d’échanger avec Valentin sur son film car j’ai été émue par cette œuvre, par sa douceur, sa beauté graphique hybridée, son pouvoir d’enchantement.

Est-ce que tu peux nous présenter ton parcours, ainsi que ton travail plastique ?

Je m’appelle Valentin Ranger, je suis artiste et je travaille actuellement sur Paris. J’ai travaillé dans le théâtre avant de rentrer aux Beaux-Arts de Paris. Mes supports varient entre la 3D, l’installation et le dessin. Mes recherches évoluent à mesure des compréhensions sur le fonctionnement du corps et ses interactions avec son environnement à un niveau quantique et macroscopique, charnel et spirituel. La 3D me permet de construire un écosystème qui célèbre nos mutations, notre fluidité et nos capacités à nous connecter à des nouveaux récits, habités par des interrogations post-humaines et anthropologiques.

Suite à une résidence que tu as effectué à la Villa Noailles au mois de Juin 2020 tu as réalisé le film intitulé « Eromorphosis” (1) Les Âmes en Fleurs ». Comment s’est déroulée la résidence, et la création de ce film ?

Je suis allé à la Villa Noailles pour travailler sur une exposition (Héros/Heroïnes) où j’ai réalisé des dessins. L’exposition était un vrai témoignage de la solidarité et l’amour qui réside à l’intérieur de la Villa Noailles. Pendant cette résidence j’ai pu découvrir une architecture incroyable, mais surtout une équipe solaire, généreuse et très inspirante. C’est un lieu d’une force créatrice immense. La région est magnifique, la végétation luxuriante, tout amenait à la contemplation et au rêve.

Il y a dans ton film une invitation au lâcher-prise, une poésie très réconfortante. Il semble s’inscrire également dans une forme de surréalité. Il y a la présence de Marie-Laure de Noailles, qui fut une soutien du mouvement Surréaliste. Elle apparaît d’ailleurs dans « Les Mystères du Château de Dé » de Man Ray tourné à la Villa Noailles en 1929. La Villa est comme transfigurée dans ton film, baignant dans l’art et la végétation. Comment la figure de Marie-Laure de Noailles et l’architecture de sa villa t’ont aidé à construire des paysages visuels apaisants, riches de beautés et de symboles ? Quel sens est-ce que tu donnes à toutes ces visions ?

L’architecture du lieu, pensée par l’architecte Mallet-Stevens s’inspire fortement d’un navire que j’ai voulu repenser comme un navire volant à travers le cosmos.  J’étais très inspiré par l’influence de Marie Laure sur Dali, Man Ray, Brancusi et Cocteau. Il y a beaucoup d’amour à l’intérieur de ce lieu, une célébration des fleurs à travers les jardins, une tolérance pour les beaux rêves.

C’était l’endroit parfait pour raconter la création de nouvelles formes de corps, lié à notre image puissante et sensible des fleurs, à leur diversité. Je voulais imaginer une nouvelle forme de reproduction poétique et sensuelle, la naissance d’une nouvelle espèce liée de ces nouveaux liens. Concentrée sur la tendresse, vulnérable mais forte.

Tu utilises la modélisation 3D non pas comme un moyen de représentation réaliste mais plutôt comme un prolongement de ton univers plasticien. On le voit avec l’intégration de tes dessins floraux ou encore par exemple avec les laboureurs du cœur qui de par leurs corps, leurs textures évoquent des sculptures vivantes. Est-ce que tu peux nous en dire quelques mots ?

Le dessin est un vrai support pour mon travail, c’est un endroit de liberté qui accueille directement nos instincts et parfois nos fragilités. Il y a une ambivalence qui existe à l’intérieur de ce film où les sculptures ne peuvent pas vivre mais essaient pour autant de délivrer un message d’amour. Les créatures sont protégées de la construction profonde que nous avons de nos représentations du corps. Ces corps sont plutôt des métamorphoses de sentiments et d’affect intérieur. Les sculptures biomorphiques sont remplies de magie, de fantasmagorie, et d’intériorité assumée. Il n’y a pas de règles qui les empêchent d’aimer.

Tu évoques dans une description de ton œuvre une célébration de la diversité des corps. Quelle place tu donnes aux identités Queer dans ton travail en général ?

Grâce aux combats de la communauté Queer contre l’exclusion, de nouveaux corps acquièrent le droit de vie et d’aimer. Mais ce droit est fluctuant, les exclusions persistent et les combats sont toujours présents et renouvelés. La 3D et les univers virtuels sont des potentiels, critiques de nos mondes possibles. De nos communautés solidaires. 

La déconstruction de nos corps occidentalisés nous amène à définir des nouveaux liens que nous avions alors perdus. Les corps sont étranges et complexes. Nous nous définissons par des représentations que nous avons acquises, quand le progrès scientifique nous révèle un monde intérieur loin de notre éducation. Mon travail est lié directement à cette complexité et aux futures possibilités de nous assumer toujours en métamorphose et fluidité. Le virtuel est un nouveau théâtre pour tous nos corps en transition.

Interview by Charline Kirch // Interview par Charline Kirch

A big thank you to Valentin Ranger for this interview. All the images presented in this article are his property.

// Un grand merci à Valentin Ranger pour ses réponses. Toutes les images présentées dans cet article sont sa propriété.

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